I racconti del Premio Energheia Europa

Un putain de livre, Emma Dubreucq

Nouvelle finaliste du Prix Energheia France 2023

L’air était frais, mais encore agréable, il ne faisait ni trop chaud ni trop froid, le ciel était complètement dégagé et le temps parfaitement clément en cette fin de septembre. Bien que la chaleur des jours d’été avait disparu, l’automne n’était pas encore agressif, le vent était d’une douce fraîcheur et la pluie ne menaçait pas encore.

Assise sur un des bancs du jardin du Luxembourg, Lola ne vit pas la jeune femme arriver, mais elle l’entendit, et à peine l’avait-elle repéré que les trois énormes chiens assis à ses pieds se levèrent et s’agitèrent bruyamment pour accueillir la nouvelle venue.

–          Ce n’est pas juste, tu es en avance, râla la jeune femme en s’asseyant à ses côtés, non sans avoir auparavant bien caressé les chiens. Alors forcément moi j’ai l’air d’être en retard.

–          Tu n’as pas l’air d’être en retard, tu es en retard, corrigea Lola en souriant.

–          Chacun son handicap, répondit la jeune femme en haussant les épaules.

Lola éclata de rire en tournant la tête vers son amie. Encore une fois, elle ne la verrait pas. Encore un jour de plus plongée dans le noir.

–          Comparer le fait que je sois aveugle au fait que tu sois constamment en retard, certains pourraient dire que tu n’as pas de cœur.

–          Et ils auraient raison, je n’ai pas de cœur. J’ai travaillé trop dur pour me forger cette réputation de dure à cuir, ne gâche pas tout, tu veux ?

Les deux jeunes femmes rirent ensemble. Jamais Lola ne se sentait plus complètement elle-même que quand elle était avec Elsa. Car le handicap de Lola n’en était jamais un quand elle était avec Elsa.

Elsa Cartier était grande, avec de longs cheveux châtains et de belles épaules droites et bien dessinées. Du moins c’était comme ça qu’elle s’était décrite quand Lola le lui avait demandé et, en ce qui concernait l’apparence physique, Lola était bien obligée de lui faire confiance. Elle n’avait jamais compris pourquoi son amie avait tellement insisté sur ses épaules, mais Elsa n’était pas du genre à se vanter pour rien, alors si elle disait qu’elle avait de belles épaules, Lola la croyait.

–          On bouge ? Dit Elsa en attrapant une des trois laisses que Lola avait en main.

Robespierre, l’immense bouvier se leva immédiatement et se frotta contre ses jambes.

–          Tu sais, je jugerais que tes chiens grandissent encore un peu plus à chaque fois qu’on se voit.

–          C’est parce que tu regardes avec tes yeux.

–          Tout le monde ne peut pas avoir des supers sens de ninja.

Malgré elle, Lola esquissa un sourire. Son amie plaisantait régulièrement sur ce qu’elle appelait les « sens de ninja ». Étant privée de la vue, Lola avait, comme nombre d’autre personnes malvoyantes, appris à voir d’une autre façon, en utilisant ses mains et ses oreilles. Son touchée était plus précis et son ouïe plus fine que celles de la plupart des gens.

Tenant les laisses de Napoléon et Danton dans la main droite, elle passa la main gauche sur le bras de Elsa, s’appuyant légèrement sur la prise que lui offrait son amie. En réalité, Lola était parfaitement capable de marcher seule, mais depuis la première fois où Elsa avait pris son bras pour la guider, c’était devenu une tradition entre elles de marcher bras dessus bras dessous.

Les trois grands chiens marchaient calmement à la même allure que les deux jeunes femmes, restant bien attentifs à ce qui les entouraient. Ils avaient parfaitement conscience de la situation de leur maitresse et ne s’éloignaient jamais d’elle.

Le père de Lola était un historien très connu qui donnait des conférences un peu partout à travers le monde. Pour se faire pardonner son absence auprès de sa fille unique, il lui avait offert ces trois chiens qui ne la quittaient jamais. Le père et la fille avaient trouvé très drôle de donner à l’immense leonberg le nom de Napoléon, l’empereur français connu pour sa petite taille. Le bouvier avait été nommé Robespierre et le lévrier Danton, du nom des deux révolutionnaires français et Elsa avait toujours trouvé ironique de voir ces deux énormes peluches vivantes porter les noms de deux personnages historiques d’habitude associés à une période très sanglante de l’histoire de France.

Elles flânèrent lentement dans le Jardin du Luxembourg, profitant encore un peu du beau temps, avant de s’installer à la terrasse d’un café.

Robespierre et Napoléon se couchèrent aux pieds de Lola, tandis que Danton se collait contre les jambes d’Elsa. Si les trois grands chiens se montraient toujours très protecteur vis-à-vis de Lola, ils avaient aussi très vite adopté Elsa.

Le grand lévrier était le préféré de la jeune femme. Comme elle, il était très grand et très maigre, et des trois chiens, c’était celui qui était le plus calme.

  • Alors tu en es où avec ton journaliste ? demanda Lola alors qu’elles sirotaient leurs verres de vin.

Elsa haussa les épaules en levant les yeux au ciel.

  • Nulle part. C’était sympa, mais je crois que ça ne mènera à rien.
  • Laisse-moi deviner, il veut le mariage, la maison, les enfants, le chien et la piscine ?
  • Ouais, la totale, grimaça Elsa tandis que Lola souriait.

Son amie avait une forte allergie à l’engagement relationnel. Le simple fait même de posséder une plante lui provoquait de l’angoisse.

Elles discutèrent encore un moment, puis Elsa décida qu’il était temps de dire à Lola la nouvelle qu’elle redoutait de lui apprendre.

  • Truls est mort.

C’était un peu brutal comme annonce, mais Elsa n’avait jamais aimé les fioritures et les palabres, et Lola avait toujours apprécié sa franchise.

La jeune femme resta silencieuse un moment.

  • Je dirais bien que je suis désolée, mais je mentirais. Je ne l’ai jamais apprécié. Mais je sais que toi oui. Alors je suis désolée pour toi en tout cas, dit Elsa.
  • Comment va Harry ?
  • Je ne sais pas trop. J’imagine que ça lui a fait un choc quand même. Il est à Paris, je le vois ce soir.
  • Puisqu’il est mort, il est temps que je tourne la page. Et Harry aussi.

Truls et Harry étaient deux écrivains suédois que Elsa et Lola avaient rencontré à l’université. Le premier était un éminent conférencier toujours bien trop habillé et qui aimait bien parler de lui. Le second était un écrivain un peu bohème dont la plus grande passion était de flâner dans Paris, cette ville qu’il aimait tant.

Quelques années auparavant, les deux hommes avaient été au cœur d’un triangle amoureux, qui avait vu Truls séduire la fiancée de Harry, laissant l’écrivain dans un profond chagrin.

Mais le triangle amoureux avait été le théâtre de plusieurs actes, lorsque, quelques mois plus tard, l’ex-fiancée de Harry été revenue vers lui en pleurant toutes les larmes de son corps, prétextant qu’elle l’aimait encore, mais qu’elle aimait aussi Truls. Un choix cornélien qu’elle disait ne pas pouvoir faire. Alors elle allait de l’un à l’autre, étant officiellement avec Truls mais continuant à faire espérer Harry, comportement pour lequel Elsa avait le plus grand mépris.

Depuis le jour de leur rencontre, Elsa et Harry avaient noué une amitié basée sur un profond respect et un amour commun de la littérature. Si Elsa avait apprécié les conférences de Harry, elle avait en revanche dès le début trouvé Truls beaucoup plus ennuyeux.

Mais Lola, elle, s’était toujours très bien entendue avec lui. Comme si le fait de ne pas pouvoir le voir, réussissait à le rendre sympathique.

Elsa et Lola burent un dernier verre, la première acceptant de mauvaise grâce de trinquer à la santé de Truls, puis Elsa raccompagna Lola chez elle, dans le grand appartement qu’elle partageait avec son père près du Jardin du Luxembourg.

  • Tu veux garder Danton avec toi ce soir ?

Il n’était pas rare que Elsa garde le lévrier chez elle, quand Lola avait quelque chose de prévu ou qu’elle sentait tout simplement que son amie avait besoin d’un peu de compagnie.

Comme elle s’y attendait, son amie accepta volontiers, elle adorait Danton.

Il était presque dix-neuf heures lorsque Elsa et Danton quittèrent l’appartement de Lola et la jeune femme pressa l’allure jusqu’à Montmartre où elle devait retrouver Harry.

Danton la suivait en trottinant calmement. L’élégance de ce chien l’étonnait toujours et parfois même elle se surprenait à avoir envie d’en adopter un elle aussi. Pour elle qui avait toujours fui tout engagement, qui avait toujours mis fin à toutes ses relations avant que cela ne devienne trop sérieux, ou qui ne supportait même pas l’idée de s’occuper d’une plante, vouloir adopter un chien lui paressait pour le moins incongru.

Et pourtant, il y avait tellement de liberté dans la façon dont Danton trottinait, qu’elle se sentait presque plus légère à ses côtés.

Harry l’attendait sur un banc, aux pieds du Sacré-Cœur, contemplant la ville de Paris qui s’étendait devant lui.

  • Tu ne t’en lasseras jamais n’est-ce pas ? dit-elle en s’asseyant à ses côtés.

Le suédois se tourna vers elle et un sourire vint éclaircir son visage quand il la vit.

  • Tu as un chien maintenant ? s’exclama-t-il alors que le lévrier lui léchait affectueusement le bout des doigts.
  • Je suis déjà à peine capable de m’occuper de moi et tu crois que je pourrais m’occuper d’un chien ?
  • Oui ça me paraissait bizarre aussi, acquiesça Harry.

Elsa sourit malgré elle. Il était vrai que sa vie était un peu en bazar en ce moment. Devant lui, elle pouvait l’avouer, avec Harry elle n’avait pas besoin de faire semblant de tout contrôler.

  • Comment est-ce que tu vas Harry ?

L’écrivain soupira.

  • Truls est mort tu sais.
  • C’est étrange.
  • La mort est toujours étrange, dit Elsa en haussant les épaules.
  • Tu fais de la philosophie toi maintenant ? s’étonna Harry en souriant.
  • Ça fait relativiser. Ecoute, Truls et toi vous avez toujours vécu vos vies en parallèle. Vous êtes liés sans vraiment l’être. Vous ne vous appréciez pas vraiment, mais vous vous respectiez. Mais aujourd’hui il est mort et tu peux vivre sans son ombre à côté de toi.
  • On avait le même âge. Alors je me demande, pourquoi c’est lui qui est parti en premier ?
  • Ne me dis pas que tu aurais préféré être à sa place quand même ?

Harry éclata de rire. Il semblait plutôt logique aux yeux d’Elsa que lui qui avait toujours tellement aimé vivre puisse continuer à le faire aussi bien qu’il le faisait déjà chaque jour.

  • Tu sais, sans en avoir conscience, Truls et toi vous vous êtes enchainés l’un à l’autre, votre rivalité, votre relation avec Ava, vos livres, vous avez toujours cherché à faire comme l’autre. Vous vouliez chacun faire mieux que l’autre. Mais ça ne vous a rien apporté. Tu penses être un bon écrivain parce que tu vis des expériences et des rencontres et que tu arrives à t’en inspirer, mais moi je pense que tu n’es jamais aussi bon que quand tu sais pourquoi tu écris et que tu le fais pour toi-même, dit Elsa.
  • Ecrire pour soi-même, voilà longtemps que je n’ai pas fait ça. Je me sens bien vieux tout d’un coup.
  • C’est ça, et moi je vais avoir trente ans, ma vie est presque finie en somme.

Harry sourit devant le sarcasme de son ancienne élève, et Danton poussa un aboiement, comme pour désapprouver, avant de venir coller son museau humide sur la cuisse d’Elsa.

  • Truls est mort Harry. Tu es libre maintenant. Tu es libre de ne vivre plus que pour toi. Alors sois toi-même et écris un putain de livre pour toi et toi seul. Tu le dois à Truls mais tu ne lui dois rien d’autre.
  • Avant c’est moi qui t’apprenais des choses, dit Harry en souriant. Il me semble que mon élève a bien grandi.

Harry et Elsa restèrent un moment silencieux, observant les lumières de Paris sous leurs yeux.

  • Tu as raison, souffla finalement Harry. Truls est mort et il est temps que j’écrive nouveau pour moi. Je vais aller en Italie et je vais écrire un putain de livre, comme tu dis.

Elsa lui sourit et caressa affectueusement Danton.

  • Oui, écrivons des putains de livre, acquiesça-t-elle comme une promesse avec Paris pour seul témoin.