I racconti del Premio Energheia Europa

Elle ètait là, sans nom, Leilla Zinoun

Nouvelle finaliste du Prix Energheia France 2023

Que faisait-elle dans ce café, face à lui ? Lui, c’était Félix. Comment le savait-elle, aucune idée, mais elle en était certaine. Il était bel homme, bien qu’étrange. Il avait cette étrangeté qu’elle ne s’expliquait pas : la manière qu’il avait de se mettre de profil et de l’observer du coin de l’œil, discrètement. Il la connaissait, la reconnaissait. Mais elle, elle avait beau s’interroger, il ne lui disait rien. Il l’épiait, discrètement mais sans gêne.

” Tu ne te souviens plus, n’est-ce pas ?, lui demanda-t-il toujours de profil.

– Évidemment que je m’en souviens. Ce que je ne me rappelle pas, c’est pourquoi je m’en souviens.”

Elle était là, sans nom, sans visage, sans rien.

Lui, beau et apeuré, se tourna vers moi. Il m’implorait du regard.

“J’écris.”, dis-je. Elle ne comprit pas.

” J’écris, sur vous, sur lui.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes belle et qu’il est beau. Parce que quelqu’un qui meurt, c’est une bibliothèque qui disparaît.

– Vais-je mourir ?”

Terreur.

“Non. Non, vous n’allez pas mourir.”

Jamais elle ne mourra désormais, plus jamais.

*

Chère Lili,

Voilà bientôt trois semaines que je ne l’ai pas vu, trois semaines de terrible bonheur, trois semaines de désespoir bienheureux.

Si tu l’avais vu, avec son teint livide et ses yeux qui me transperçaient, tu l’aurais haï comme je l’ai admiré. Il était là, à demi-mort, il ne parlait pas, il bêlait comme un bœuf à l’abattoir. Il était pathétique, sublimement pathétique.

Ma chère Lili, si tu savais comme je l’ai admiré, tout entier, sans concession. J’admirai sa laideur si indécente qu’il portait si fièrement. J’admirai son intelligente folie, sa froide cruauté, la façon dont il me regardait, indifférent, comme si c’est moi qui mourrait, et non lui.

Je n’étais rien pour lui, et je crois que c’était ça le plus beau.

En sa présence, je n’étais plus rien, ni pour lui ni pour personne.

C’est ainsi que je t’ai donné naissance, ma Lili. Dans la négation de mon être, dans le néant qu’était alors mon existence.

Mais maintenant que tu es née, il n’y a plus rien à faire, plus rien à dire. A écrire. Je t’ai donné l’immortalité du dit. Je te donne aujourd’hui ma mortalité.

Adieu.