I racconti del Premio Energheia Europa

Comme une image, Achille Ségaud

Histoire de finaliste du Prix Energheia France 2022

À cinq minutes près, je ratais le train. Pourtant, cette journée de janvier avait été
remarquablement calme. Je n’aimais pas ça mais, inoccupé entre deux contrats de vacation, je
passais mon temps à le tuer.
C’est en nage que je montais enfin à bord. Malgré une voiture pleine à craquer, il m’aurait été
bien difficile de ne pas la voir. Bien plus que ses vêtements hauts en couleur, sa voix, – une
espèce de geignement, à mi-chemin entre la plainte et l’excuse -, sa voix, que parfois je
reconnaissais même dans la mienne, signalait sa présence parmi les voyageurs. Déjà, j’eus la
sensation d’être pris à la gorge.
– Ah ! te voilà. T’en fais une tête. Embrasse ta grand-mère adorée, veux-tu. Je lisais
justement quelque chose qui m’a fait penser à toi.
Je levai intérieurement les yeux au ciel en un énième soupir. Depuis mon retour chez elle un
an auparavant je me posais souvent cette question : “ Comment peut-on être aussi prévisible,
ressasser les mêmes bêtises, sans avoir envie de se donner des baffes ? ” Le ton qu’elle
utilisait, le début de ses phrases ne disait qu’une seule et même chose. Nous avons beau être
de la famille, j’ai beau t’avoir élevé à la place de tes parents, nous sommes deux étrangers et
l’un de nous ne désire plus connaître l’autre. Ma seule réaction : un besoin irrépressible de
lui foutre une grande claque, histoire qu’elle se taise une fois pour toutes. Besoin toujours
insatisfait.

***

Après avoir habité deux ans à l’étranger, j’étais revenu vivre à Paris. Par choix ? Pas
vraiment. Éternel indécis, la pandémie de covid-19 m’avait simplifié la vie tout d’un coup.
Contrat zéro dans plusieurs musées de Stockholm, la diminution drastique de mes heures de
travail m’avait jeté dans un avion direction Roissy et remis sur les bancs de la fac.
Les travaux de la ligne 14, commencés alors que je révisais le bac, et repoussés à plusieurs
reprises, arrivaient à leur fin. Cependant, le métro, malgré les trajets éclairs qu’il permettait,
n’avait jamais été mon moyen de transport préféré. Le bus, avec ses arrêts multiples, le risque
d’embouteillages et son aspect d’accordéon grossier et détraqué, avec moi lui plus de charme
que n’importe quel avion supersonique.
C’est ainsi que, bien des années plus tard, de retour à Paris, je choisis de retrouver la
Ville en montant à bord d’un bus de cette ligne. Une fois embarqué, pas question d’admirer le
paysage pour autant. Non, les bâtiments de mon enfance resteraient toujours debout, pas
besoin de le vérifier. Ce que j’aimais, c’était bien plutôt la sorte de calme plat qui y régnait.
Non pas qu’il ne s’y passe jamais rien dans les bus parisiens – c’est tout le contraire – mais
jamais rien qui puisse perturber l’attitude songeuse propre à ce jeune passager. La seule
annonce du terminus proche avait ce pouvoir-là.
Entre-temps, sans précipitation, j’examinais toutes les possibilités qui s’offraient à
moi. Parisien de naissance, je connaissais mal Paris et refaisais toujours le même parcours.
Plus un automatisme qu’autre chose. En réalité, je m’en foutais bien de savoir pourquoi.
Pas que je ne ressente pas le besoin de prendre du recul sur ma vie de “jeune adulte
blanc éduqué et par conséquent perdu dans une société post-moderne”. Ce besoin de me
comprendre avait tôt créé chez moi comme un état constant d’anxiété mais, ayant toujours
vécu chez une personne voulant tout dépiauter au vu et su de tout le monde, on faisait le
travail pour moi.
On sous-estime les effets pervers de l’analyse au sein même de la famille. Je ne parle
pas de personnes disqualifiées par une quelconque absence de formation professionnelle. Ma
grand-mère, si elle ne fréquenta jamais l’université, lisant tous les livres de psychologie, de
psychanalyse et de développement personnel qui lui passait sous la main et dont elle avait
entendu la publicité à la télé, – sans pour autant comprendre tous les raisonnements et points
de vue présentés -, aurait sûrement fait une analyste compétente.
Non, ce qui frappe l’esprit, c’est la recherche du silence suivant chaque affirmation,
chaque tentative de réflexion d’un membre de la famille sur l’autre. Cause toujours, tout ce
que tu dis n’a en soi aucune valeur si ce n’est une valeur factice. Ton jeu est tellement
prévisible, même plus mesquin. Je sais au fond que tu regrettes chaque mot prononcé,
toujours une excuse déguisée et culpabilisante. Tu as besoin de me parler. Tu me parles. Les
sons qui sortent de ta bouche n’entrent plus dans mes oreilles, ils ne tombent même pas, ils
ne sont plus que du vent.
Cette distance me fige, me blesse, mais je ne dois pas m’arrêter. J’ai trop attendu pour
cela. Je ne veux pas finir comme toi, plein d’amertume. Longtemps, je n’ai voulu qu’une
chose : grandir. Cette attente était ma plus grande consolation, elle me dispensait de toute
action. Je ne dis pas que je n’ai rien appris puisque c’est à peu près la seule chose à quoi je
me raccrochais. Mais elle me permettait tous les excès, toutes les ambitions, sans les réaliser.
Ma formule préférée : “je vais faire”. Constat : je n’ai pas “fais” grand-chose, si ce n’est fuir.

***

A l’annonce du chef de gare, tout le monde s’emporte. C’est un vendredi, tout le monde veut
profiter de son week-end. Encore trois heures en tête-à-tête avec elle… Je suis pris d’un rire
nerveux.
La dame à mes côtés qui se trouve être ma grand-mère insulta la SNCF, des “tous des
connards”. Après quelques secondes de recherche inquiète, elle en sortit deux canettes de
bière. Cela ne m’étonnait plus. Travailleuse acharnée, elle était de son propre aveu sauvage et
casanière. “J’ai bien le droit de boire, au moins !”
Cette consommation excessive – elle ne supportait pas déjà une canette à jeun – était peut-être
ce qui me faisait le plus honte chez elle. Elle disait qu’elle pouvait être totalement elle-même
avec un coup dans le nez. Elle était bien moins tendue, c’est vrai, mais aussi agressive et con.
Elle savait très bien que je n’aimais pas ça. Il était tant que je lui rende la pareille.
A la première remarque sarcastique sur ma tenue, je lui assénai un crochet du droit. On voyait
bien à sa tête qu’elle ne s’y était pas attendue. Le nez en sang, elle fut prise d’un
tremblement. Je la laissai seule dans le wagon.

***

Je reçus quelques années plus tard une lettre de ma soeur. Malgré l’incident du train, elle
consentait toujours à me parler. C’était bête au fond, tout ça. Dans l’enveloppe, quelques
mots à peine au derrière d’une photo imprimée sur du mauvais papier. Je reconnaissais ce
regard mais dû m’y reprendre à plusieurs reprises pour mettre un nom dessus. Assise sur un
banc vermoulu, grand-mère avait les yeux dans le vague et les lèvres pincées.