I racconti del Premio Energheia Europa

Lucien, Thibault Jacquot-Paratte


Finaliste Prix Energheia France 2019

Insomnie.

La chambre, incapable d’aider.

Sortir. Ouvrir la porte. Couloirs vides.

Le logement étudiant à deux heures et demi du matin un lundi, en pleine nuit.

Bel édifice, bel édifice la nuit. Toit pentu aux vasistas, murs en briques inégales, rambardes en verre. Aux deuxième étage, tout apparaît si clair, tout est visible. Lumière ? Les panneaux de sortie, les sorties d’urgence.

Nu pied, en pyjama, torse nu. La nuit, la beauté du calme. Pourrait pleurer tellement c’est beau, le calme. Sans l’impression du silence ; il n’y a jamais eu de contraste pour le distinguer. Oublié le bruit alors qu’il était allongé dans son lit. L’impression que les draps faisaient un réel vacarme en sortant d’en dessous. Draps propres, repassés, sentaient bon. Lucien, sorti dans le hall, marche, regarde. Pourrait pleurer, le calme est magnifique. Une cathédrale, la paix habite les lieux lorsque personne d’autre ne vit.

L’insomnie.

Encore une fois. Qui ose questionner, il doit y avoir une raison.

Pieds nus, sol en béton. Aurait aimé une moquette, à poils ras, en polyester. Une moquette lui rappelant les années nonante. Lui rappelant l’enfance.

Errer. Errer curieux, regardant ce qui a été oublié dans la salle commune – les jeux laissés sans vainqueurs, partie abandonnée. Cuisinette commune ; séchoir, assiettes, tasses. L’entrée ; larges portes en verre. Les souliers de tout le monde entre la première et la seconde porte.

Espaces si grands. Seul, si grand, si grands, seuls ; seules lumières, les panneaux de sortie, de sortie de secours. Pourquoi allumer les lumières ? Le noir est si paisible. Aucune lune, aucune étoile ; rien par delà la toiture vitrée.

*

Insomnie, encore.

De nouveau, levé. Errer, apprécier le noir, le silence.

Sortir. Regarder la rue. Quartier tranquille, pas une voiture dans le coin, pas un passant. Le monde extérieur, tout aussi tranquille que le logement.

*

Insomnie, intime. Amie, intime amie. Insomnie intime.

Rambardes de verre, escaliers. Murs en briques inégales. Regarder les briques, légères, brunes, claires. Ce ne sont que de petites briques de terre cuite, quelque chose de similaire. Décorations de façade ; jamais elles n’auraient pu servir pour une véritable construction.

Lire quelques poèmes à la lumière étrange, satisfaisante, des sorties de secours, des panneaux. Seules lumières, seuls guides.

Salle commune, plus rangée, tables libres. Canapés aux coussins en vrac.

*

Insomnie. Lucien.

Lucien, hors du lit. Petite chambre, fenêtre, sur la rue. À la fenêtre. Dehors, un passant. Qui est-ce ? C’est un passant. Lucien fait de l’insomnie, le passant va son chemin. Brièvement, sous le projecteur du lampadaire, attire l’intérêt, se donne en spectacle. Trois heures du matin, le passant disparaît aussitôt, vers la sympathique pénombre, vers l’agréable invisibilité. Agréable.

*

Insomnie.

Pour que tout le monde voit cela, pour que tout le monde voit le reflet des sorties de secours sur le sol en béton. Vague reflet. Dans le noir.

Rouge. L’alarme d’incendie est rouge. Brille légèrement. N’avait pas fait attention avant. Comme quoi, un détail manque toujours. Lucien regarde l’alarme d’incendie. Personne ne se dérange. Il dort l’après-midi en rentrant, lorsqu’il n’en peut plus, avant de faire ses travaux, ou avant d’aller travailler. Avant d’aller faire la caisse. Faire des sourires, sans montrer les dents.

Lucien voit l’alarme d’incendie. En réalité, il suffit de tirer une toute petite barre de plastique transparent. On dirait du verre. Placer son indexe sur une petite barre de plastique transparent. Personne ne le saurait, après. Il a déjà regardé, plusieurs fois – il fait de l’insomnie – il n’y a pas de caméras dans le logement étudiant. Tout est tranquille, pas d’observation, pas d’agence de sécurité. Il suffit de placer son ongle sur la petite barre de plastique transparent.

Ça sonne. Personne n’est sorti – déjà de retour dans sa chambre. Il se met un pull. Lucien, en pantalon de pyjama et en pull sort, comme tout les autres, un air fatigué mais surpris, peur. Une fille a pris un sac-à-dos. Elle a une natte blonde. Des gens dorment avec des nattes ?

Tout le monde, sorti dehors, regarde l’édifice.

Les pompiers arrivent en trombe. Ils sont automatiquement appelés. Ils arrivent, après cinq minutes, dix minutes. Les gens sont impressionnés. Aux fenêtres des autres bâtiments, des étrangers doivent les voir – eux aussi réveillés, livrés aux flashs des gyrophares, au son des sirènes – vacarme – dans leurs chambres noires, dans l’obscurité, dans leurs décors. Rien n’est en feu. Les pompiers ressortent du logement étudiant ; ce n’est qu’une alarme. Quelqu’un a tiré le signal. Qu’y avait-il ? Rien apparemment. Pourquoi quelqu’un a tiré ? Y’avait rien, apparemment.

*

Insomnie, insomnie.

Secoués, dans la nuit de jeudi à vendredi, les autres élèves ont tout de même fait la fête. Ont tout de même bien bu. Des canettes, des bouteilles, laissées un peu partout. Un peu partout. De l’alcool renversé. Sur le sol, sur les tables, des taches poisseuses.

Les autres élèves ont bien bu, ont fêté. Pas de problème hier. Quelqu’un d’étrange, qui a tiré l’alarme.

Quelqu’un d’endormi à côté de la cuisinette.

Toutes les lumières allumées, aucun calme.

La beauté des lieux, accoutumée au chaos. Le bordel aussi, ça peut être beau. Lucien préfère le propre, mais les tableaux… les tableaux peuvent être intéressants à regarder.

À regarder.

Les soir d’avant, les visages dans les gyrophares, les lumières qui étaient allumées. Lucien, dans son pull, à côté des autres. La confusion générale. « Ce qui se passe ? » on attend les pompiers. Tout le monde, un si grand groupe.

Dans la rue, sans passant, sans voiture. Le même lampadaire, sous lequel l’homme de l’autre soir est passé, tard, dans la nuit. Il n’est pas repassé, pas à ce qu’on sache. Il a disparu dans la noirceur. Dans le calme. Hier soir, tout le monde s’était joint. Dans la noirceur. Dans le calme.

Vendredi soir, déjà le matin de samedi. Les gens ont couché ensemble, les gens sont encore saouls. Des étincelles ; Lucien voit des étincelles. Ils pensent à quoi ces gens qui craignaient les gyrophares, et pourtant, ils savaient que tout allait bien.

Lucien prend une fourchette et la pose dans le micro-onde de la cuisinette avec un bout de pain blanc, règle à deux minutes, appuie sur démarrer. Sans hésiter, les mains parties toutes seules, il va à sa chambre.

De nouveau dehors dans son pull. Les pompiers ressortent avec le micro-onde en question. L’homme qui dormait à côté, ne se rappelle de rien, on pense que c’est lui. L’air est frais. En regardant en haut, vers le lampadaire, on voit son souffle. On voit sa respiration. Les filles ont des pyjamas en peluche, les gars aussi. Des dessins de toutes sortes. Lucien a un pantalon carotté, un pull noir. Il ne parle pas beaucoup avec les autres. Les autres chuchotent. Ils sont dans le calme, ils sont unis, et regardent. Le micro-onde a pris feu. Quelqu’un y avait placé une fourchette et un bout de pain.

*

Impuissance, insomnie. Des sons qui résonnent, réverbèrent, encore et encore. Qui dansent d’un mur à un autre. Qui rebondissent. Samedi, moins festif, festif tout de même. Un imbécile qui a placé une fourchette dans un micro-onde ; la nuit d’avant, sûrement un saoulon de la même espèce.

Samedi, insomnie. Promenade. Les rues. Voilà devenu passant. Personne ne semble être aux fenêtres. Aucun passant, aucun observateur. La nuit. Les réverbères.

Une maison. Sur les marches, une hachette. Affutée, une toute petite hache, à une seule main, bien affutée, et lourde.

Lucien, une hachette à la main. Se promène. Personne, personne ne voit un homme, une hachette à la main. Trois heures du matin, calme, personne ne le voit.

Maison étudiante. Porte numéro quatorze. Sans intérêt, aléatoire.

Bruit sourd. Lucien disparaît. La hachette plantée dans la porte. Il la tenait avec sa manche. Ses doigts n’ont rien touché. Rien touché. Aucune emprunte, trace laissée. Un bruit sourd. Une hachette dans une porte. La porte numéro quatorze.

*

Insomnie.

Pluie lourde, forte, abondante.

Les canapés, les coussins remis en ordre. Confortable. Pluie, lourde. Les vasistas tambours. Lourds coups, bruits sourds. Lucien assis sur les canapés, regarde – garde – silence, environs.

Lumière. Lucien ne bouge pas. Pluie sourde. Insomnie, tambours.

Apparait. Jeune femme. Inconnue. Salut – salut. Réveillée ? Réveillé, vous aussi ?

Assise devant Lucien. Vous faite quoi ? Apprécier le silence ? Apprécier. Insomnie. Hachette – événement étrange. Effrayant. Police, inspection, rien de nouveau. Peur ? Non. Pourquoi ? Silence, disparaître, chemin. Les passants, les lampadaires, l’insomnie.

Appelez comment ? Camille ? Camille – Lucien. S’être croisés sans se connaître. Camille aime parler. Cela brise la noirceur, dérange la nuit. Ce n’est pas déplaisant, cela change. Camille pose beaucoup de questions, Lucien répond. Il sourit, un peu plus qu’avec les lèvres.

Elle lui dit – ses yeux ont l’air fatigués. Peut-être. Insomnie.

Si insomnie – n’avez rien remarqué dans les étranges derniers soirs ?

Impossible, Lucien dit être resté allongé, à réfléchir, à regarder le plafond.

Ce soir est exceptionnel. Est en effet exceptionnel.

*

Sans vouloir rencontrer qui que ce soit. Promenade insomniaque.

Tant de bâtiments nouveaux. À croire le travail. Comment refaire l’électricité dans une vieille maison – éventre-t-on les murs ? Pour son propre bien, se faire éventrer.

Lucien marche, la nuit. Aucun sommeil. Pas envie de croiser qui que ce soit.

*

Insomnie.

Pluie torrentielle. Canapés. La fille à la natte sort, se prendre un verre d’eau, ne pas échanger un mot.

L’homme assis dans le noir, il réfléchit. Lucien, aimerait commencer à dessiner. Il commence par où ? Il fait un trait sur une feuille de papier, à la lueur des panneaux de sortie. Il dessine, n’avait jamais vraiment dessiné avant.

*

Pouvoir se croire en santé ? Tant d’insomnie. Nouveau micro-onde. Lucien a acheté des dizaines de paquets de maïs soufflé. Il a beaucoup dessiné. Des oiseaux, des jambes, des portiques, des petits paysages. Rien n’est bien beau.

Tout collé sur les murs, les briques inégales, recouvertes de dessins amateurs, dessins naïfs.

Faire éclater le maïs. Sachet après sachet. Tout vidé. Tous les sachets, dans des bols, de grands bols de maïs soufflé. L’odeur partout. Ça sent bon, le maïs soufflé. Qui se réveillera ?

Quelques étudiants sortent. Sentent la nourriture. Voient les dessins. Ne comprennent rien. Peur toujours un peu présente, se repèrent les uns les autres. Allument la lumière. Les dessins se voient mieux. Arrivent à la salle commune, à la cuisinette. Bols, de grands bols.

Lucien les invite, les quelques individus. Ils s’assoient. Mangeant ensemble. Personne ne questionne les dessins. Ils parlent, ils rient. Les bols se vident. Tant de bols, tant de maïs, chaud, beurré, salé.

*

Insomnie. Voulant rester tranquille, Lucien reste dans sa chambre cette nuit-là.