I racconti del Premio Energheia Europa

L’angoisse, Juliette Dupied

_Sorbonne Mention Prix Energheia 2018

Début de soirée, en hiver. Le ciel était embrasé, pourléché de flammèches jaunes, rouges et orange. Elles plongeaient le paysage dans une ambiance particulière, irréelle, presque apocalyptique. Les bouches de métro crachaient des hordes de passants et de touristes, amalgamés en une masse informe, sombre, mouvante. Menaçante. J’observais de loin le ballet ridicule des touristes pressés de se prendre en photo, dans une position tout sauf naturelle, devant une des attractions de la capitale : l’Arc de Triomphe. L’immense porte les toisait de toute sa hauteur. Elle s’offrait aux regards les plus insistants, impassible, droite, fière, figée à cet endroit précis depuis un temps qui semblait infini. Devenue insignifiante voire invisible pour les habitants du quartier, mais constamment assaillie par une flopée d’inconnus qui l’escaladaient, elle ne baissait pourtant pas le chef. Au contraire, elle résistait. À sa manière. On aurait dit qu’elle crachait des étincelles : les Champs-Élysées s’étendaient à ses pieds comme une langue scintillante, collier de perles lumineuses qui s’égrenait au loin. Posée là, au milieu de la place de l’Étoile, comme par inadvertance, elle semblait intouchable, isolée dans une sorte de bulle spatio-temporelle. Sa bulle. Ses oreilles ne bourdonnaient pas malgré le vacarme assourdissant. Elle n’était pas envahie par cette sensation si familière de perte de contrôle sur sa vie malgré le train-train quotidien. Elle ne se décourageait pas devant la liste interminable des corvées et autres tâches désagréables, considérées comme l’apanage des « vrais fâaames », et qu’il fallait bien évidemment effectuer à la chaîne pour ne pas devoir encore rogner sur ses nuits au sommeil déjà bien trop court. Elle ne semblait pas non plus importunée par la désagréable odeur de pollution. Non, elle se tenait droite, là, sur son île, la tête tournée vers La Défense plongée dans les dernières lumières mauves du jour, le regard glissant le long de la skyline à la parisienne et tournant le dos au cœur noir de la ville, agité de pulsations.

Je me pris à rêvasser. J’avais l’impression de flotter dans les airs, d’être à mon tour isolée du brouhaha ambiant et de l’emprise du temps. C’était comme si mon esprit s’était échappé de mon corps, comme si tous mes soucis étaient restés emprisonnés dans mon enveloppe corporelle en contrebas, et que je goûtais enfin à la liberté et à l’insouciance. Toute la lumière avait désormais été absorbée par la lune naissante. Halo melliflu. Paysage crépusculaire. Clair-obscur presque fantastique. La reine de l’île de l’Etoile siégeait sur son trône, amusée. Une pierre ceinte dans un écrin de lumière. Les phares des voitures dessinaient des cercles concentriques autour d’elle, ils m’emportaient. La vitesse me grisait, les filaments lumineux s’éloignaient rapidement. Le monde extérieur s’effaçait et laissait place à une étendue de possibles, au rêve et à la virtualité. Je volais !  Je pouvais faire des loopings, passer entre les jambes de la Dame de pierre les bras écartés – comme l’aviateur français Charles Godefroy était passé sous sa jupe le 7 août 1919 – et m’élever si haut que la ville m’apparaissait comme un monde miniature, comme une énorme fourmilière.

Je sentis soudain poindre une douleur. Comme si quelqu’un ou quelque chose tirait sur ma jambe, j’étais aspirée, je dégringolais. Retour violent dans le monde des vivants : j’étais de nouveau  sur mon banc, dans mon corps de jeune femme de 22 ans. La douleur explosa, elle était lancinante, elle me submergeait par vagues. Les spasmes partaient de mon bas-ventre et irradiaient dans toutes les parcelles de mon être. Comme si on arrachait mon utérus, on le lacérait. J’avalais l’air goulûment, mais c’était trop tard. J’étais transpercée. La douleur avait élu domicile chez moi et s’était bien installée. Ma tête avait explosé comme une coquille d’œuf. J’essayai de me raccrocher à la réalité, de reprendre mon observation méticuleuse de cette curieuse espèce que l’on appelle l’être humain mais un rideau noir était tombé entre le monde et moi. Aplats de couleurs qui passaient sous mes paupières. Je me sentais partir. Blanc.

 

Saint-Michel. Bus 96. 3 minutes d’attente. Le froid pince et me rougit les joues. Il arrive. Il ralentit puis freine brusquement. Stoppe. Comme mes pensées. Blanc. Je monte dans le bus. La chaleur étouffante me gobe, m’englobe. J’ai du mal à respirer dans cette moiteur, mais pénétrer dans un cocon de verre et d’acier, coupé du monde extérieur, me procure une sensation d’invulnérabilité agréable. Vingt-cinq minutes et je serai chez M.. Rentrer chez moi, seule, est devenu compliqué. Des images s’entrechoquent dans ma tête. Le voisin du dessous, ma porte défoncée, mon appart retourné, la tête des agents de la police scientifique, celle de la voisine, désabusée, et du voisin, perturbé…

Sentiment comme subitement interdit, retiré, volé…cette sensation de bien-être quand on rentre chez soi, dans son nid douillet – ou plus ou moins douillet – mais SON chez-soi. Havre d’intimité. Là où l’on se sent bien, où l’on tombe la veste, où l’on se révèle, où l’on s’autorise à être soi-même, MOI, sans fards, sans masque, où l’on accueille parfois en disant «Bienvenue chez moi ». Eh bien, cet univers ethnocentré qu’on pensait stable, pérenne, ne l’est pas. C’est une illusion, un bonheur vite évanoui quand il est perturbé, violé. Il règne désormais chez moi une présence étrangère qui suinte, qui s’insinue dans les moindres interstices. Chez moi, c’est souillé. Mon intimité a été forcée de se révéler et de s’ouvrir pour accueillir en son sein un parfait inconnu, qui y alors abandonné une présence malveillante. Stress permanent, hantise que cela se reproduise même s’il n’y a plus rien à voler. Angoisse du soir, dans le noir, qui serre à la gorge au moindre bruit suspect, et le cœur avec ça, qui s’emballe comme un étalon. Je me revois tétanisée par la peur dans mon lit et je me trouve ridicule. Normalement, j’ai plus de courage, enfin je crois, en apparence. Un rictus soulève les commissures de mes lèvres. Saint-Paul. Ça sonne. Les portes du bus s’ouvrent. Ça résonne dans ma tête en écho. Alerte maximum. Tous aux aguets ! Celui-là, le jeune qui vient de monter avec un survêtement de sport pourri et des chaussures Nike hors de prix a bien une tête de voleur… Le voisin du dessous, le fameux chanteur bohème, il a tout de même un comportement drôlement suspect. Tous ceux, enfin tous ceux et toutes celles, que je croise dans mon immeuble peuvent détenir des informations… –———– Mon cerveau surchauffe. Ça va à mille à l’heure : voisin bizarre, porte, appartement, police, commissariat, assurances, vol, serrure, factures… C’est la pagaille dans ma tête et dans ma vie depuis quelques jours. Parmentier-République. Je descends.

Mes oreilles bourdonnent, comme le trafic dense sur le grand boulevard. Un vacarme assourdi. Le froid me fait du bien. M. m’attend devant chez elle. « Hanaé, ça va ? Tu fais une drôle de tête ». Je fais un sourire qui se veut rassurant et dit en marmonnant « Non, ça va, t’inquiètes pas ». Elle engage la conversation, je suis incapable de la suivre. Mes pensées continuent de vagabonder. Je fais mine d’être intéressée, je ne sais pas comment elle fait pour ne pas remarquer que je n’écoute rien. Au bout d’un moment, elle me demande comment je vais depuis la semaine dernière. Je lui explique alors que je me suis fait cambrioler. Quel drôle de mot tout de même, ça sonne comme quelque chose de joyeux, ça ne colle pas à la réalité. Cabriole, bricoler, camper, riz au lait… Elle m’écoute les sourcils froncés, attentive, et s’exclame pour finir « J’aurais jamais cru que les cambrioleurs s’attaquaient aux chambres de bonne, c’est complètement absurde ! ». Je ne te le fais pas dire, je me suis dit la même chose ! Il y a des fois où la réalité nous paraît trop réelle, trop palpable, trop dure. Parfois pourtant, elle nous semble tout simplement irréelle, voilée, insaisissable, comme si on évoluait dans un rêve diurne et muet. J’ai d’ailleurs encore du mal à réaliser que ça m’est arrivé à moi. Comme si je n’arrivais pas à valider les faits. C’est peut-être parce qu’on m’a volé du temps. Ou plutôt parce qu’on m’a volé mes souvenirs, ma mémoire, ma temporalité en quelque sorte : mon disque dur externe avec toutes mes photos, les événements importants de ma vie passée, et mon appareil photo, objectif braqué sur l’instant présent et le possible futur. J’ai du mal à me souvenir de tous ces moments envolés. Je me sens nue, exposée, révélée au voleur. Au voleur ! Comment faire pour reconstruire tout cela ? Pour me reconstruire, moi, à qui il manque une partie désormais. Ces objets disparus, ce temps perdu, ont laissé un trou béant, un vide difficile à combler…Wait wait wait. Et si c’était une voleuse ?! Je m’étais emballée et j’avais parlé à voix haute, trahissant par là-même mon inattention. M. se tait, m’observe, interdite, et dit simplement « Ça ne va pas trop, hein ? Tu es perturbée par cette histoire ». J’ai envie de hurler que oui, bien sûr que je suis perturbée par cette « histoire », que c’est normal, mais je réponds juste « Désolée, je n’arrive pas trop à penser à autre chose en ce moment, je ne voulais pas t’interrompre, tu disais ? ». On discute encore un peu en buvant un thé, blotties dans le canapé. Puis, je me décide à rentrer, à quitter la chaleur douillette de son appartement pour retrouver la douce froideur du mien.

Dans le bus, sur le trajet du retour, je laisse mon regard glisser sur la réalité. À travers la vitre, une réalité qui n’est pas la mienne, à laquelle je n’appartiens pas. Je n’appartiens plus à aucune réalité depuis l’événement. L’impensable, l’inimaginable s’est produit. Je rentre chez moi à reculons. C’est le cas de le dire, je suis assise dans le sens contraire à la circulation. Ça me donne la nausée. Ma vie est vraiment pourrie. Je perds pieds. J’ai pas vraiment de soutien et plein de choses à gérer. Et voilà que pour m’aider, un cambriolage ! Purée, je me plains encore. Toujours, tout le temps. Je ne vois que les choses négatives. Mes problèmes de cœur, les gens qui m’énervent, les situations dans lesquelles je me trouve, la fatigue qui s’accumule implacablement, ma mère… Mon mécontentement finit toujours par me submerger, il prend la main et me bat à plates coutures, même quand je pense à PO-SI-TI-VER. À chaque fois, ou presque. Match plus que nul. 1 à 0,  10 000 à 0. Mais franchement, le sort s’acharne sur moi. Il m’arrive TOUJOURS un truc. Le cambriolage là, fallait que ça tombe sur moi. Et l’autre, la responsable du syndicat de copropriété qui me dit, un grand sourire placardé sur le visage, que ça n’était pas arrivé depuis 14 ans dans mon immeuble. La poisse me colle aux basques. Et puis, le voleur, quel minable. Cambrioler les chambres de bonne, c’est vraiment égoïste. Déjà, parce que c’est souvent des étudiants, comme moi, sans un sous, qui se coltinent des appartements au 6ème étage, en sous-pente, de 12 m² à 650 euros de loyer et ensuite parce qu’il n’y a rien à voler. Ou justement, si, les maigres affaires de valeur d’une étudiante fauchée. Abruti. Enfoiré. Enfoiré. Enfoiré. Enfoiréééé ! Qui peut-faire une chose pareille ? Un paumé ? Un p’tit caïd dont c’est la fierté et le passe-temps ? Un mec qui se grime en femme et porte du Miss Dior ? Et si c’était une femme ? Si elle avait voulu démontrer qu’elle pouvait le faire, qu’elle avait de la valeur ? Mais en fait, si ça trouve il ou elle était plus dans le besoin que moi. Je dis ça pour me rassurer… De quoi je me plains ? J’ai un toit au-dessus de la tête, des toilettes personnelles, une douche avec de l’eau potable, de l’eau potable quoi ! et de quoi manger bien plus qu’à ma faim tous les jours de l’année…Mais quand même, si je n’étais pas partie plus tôt pour travailler à la fac et si je n’étais pas allée à cette dédicace, peut-être que cela ne serait pas arrivé. Tout comme si je n’avais pas ouvert au voisin du dessous la veille, qui sait ? Bon je divague encore, ça m’obsède, ça m’obnubile. Et puis, avec des si on mettrait Paris en bouteille. J’adore cette expression. Elle me fait sourire. Instant poétique. Je m’imagine une petite bouteille transparente qui contiendrait Paris, avec ses tours, sa Tour Eiffel, son Arc de Triomphe, la Seine et ses ponts, son vacarme, sa foule et sa beauté, quand même. Le bus fait un cahot et moi avec sur mon siège.

Je m’extirpe de mes pensées. Une odeur âcre, désagréable, se met à me titiller les narines. Elle s’insinue en moi, m’encercle, elle est partout. Elle pique le nez, les yeux. J’en ai presque des hauts-le cœur. J’ai du mal à masquer mon dégoût. D’où émanent ces relents ? Je me concentre pour ne pas y penser, le regard absent. Trop tard. Il a rencontré son objet : l’homme responsable de ce si brusque changement d’atmosphère dans le bus, celui qui a fait se renfermer les autres passagers sur eux-mêmes, comme des huîtres. Tous s’isolent désormais dans leur monde, et se rabougrissent sur leur siège, cachant le plus discrètement possible leur nez dans leur giron pour ne pas avoir l’air ouvertement importunés par ce déchet ambulant. Hypocrisie humaine, à laquelle il est difficile de résister. Je viens de faire exactement la même chose. Le SDF devient un homme-objet, un homme-paysage. Le malheureux n’existe plus aux yeux des Parisiens, bien trop occupés par leur petite vie bien douillette : métro – boulot – dodo, à quoi s’ajoutent argent – argent – argent – réussite – enfants et  amour, éventuellement. Sur moi pourtant, les personnes à la rue exercent une sorte de pouvoir. Elles me magnétisent. Incapable de les ignorer, je suis obligée de leur jeter des coups d’œil furtifs. Je me sens happée par leur malheur et par mes émotions : pitié et compassion dont elles ne sauraient que faire, un léger dégoût et en même temps, une irrépressible envie d’aider, de leur parler, d’écouter leur histoire et de les emmener vers des jours meilleurs. Problème : je ne sais pas vraiment comment faire, ni par où commencer. C’est que je dis mais je n’ai pas beaucoup cherché à rendre service à part donner un billet par-ci par-là, discrètement, rouge de honte d’être en capacité de les aider, d’être considérable voire enviable à leurs yeux alors qu’elles en savent certainement bien plus que moi sur la vie. Cet homme-là ne plaide même pas pour sa cause, ne demande pas l’obole, ni centimes, ni pièces, ni ticket restaurant, ni cigarette, pas un mot. Il s’est juste installé dans le bus dans l’espoir de se réchauffer un peu.

Je l’observe du coin de l’œil. Il doit avoir la cinquantaine, ou bien moins, mais ses traits sont creusés, marqués, burinés par une vie de galères. Ses quelques cheveux restants sont grisonnants et sales. Tout comme ses vêtements troués, et ses chaussures éventrées. Il a les traits tirés, des poches sous les yeux. Ses mains aux ongles noirs sont agrippées au sac de couchage jaunâtre, ou aux restes de ce dernier. Il me fait pitié et en même temps, il me met très mal à l’aise. Par mimétisme, j’ai appris à détourner le regard de la souffrance et de la misère humaines, par réflexe et par facilité aussi, avant de prendre conscience de la signification de ce comportement. Ah, l’égoïsme des plus aisés est sans limites ! Le capitalisme tue la part d’humanité en chacun de nous et nous transforme en bêtes égoïstes, obnubilées par l’argent et le travail et qui n’ont que très peu faire de l’amour de leurs prochains, comme il dit le Jésus. Je ne peux me résigner à être ce celles et ceux faire qui ignorent la pauvreté mais je n’ai toujours pas sauté le pas pour m’engager afin d’aider les personnes dans le besoin. Paradoxalement, les SDF me font me sentir impuissante et privilégiée à la fois, dans cette vie qui me semble déjà si pourrie. D’un côté, je me dis que même avec mes maigres économies, je pourrais pas vraiment faire la différence pour une personne, de l’autre, que le combat n’a même pas débuté et qu’il faudrait commencer par secouer les politiques pour les réveiller et les faire tomber de leur trône dans leur palais de cristal. Donc je me décourage et je n’essaie pas d’aider. Ce qui est absurde. Je suis absurde. Je suis paradoxale.

J’en suis là de mes réflexions quand une voix rauque me fait sursauter : « T’as pas une p’tite pièce, ma jolie ? », a-t-il dit dans un semblant de sourire édenté. Je reste interdite. Mon cœur s’accélère. Une phrase, une seule. Celle que j’aurais souhaité que jamais il ne prononce. Celle que je redoutais. Une phrase, une seule qui m’emprisonne dans ce rôle que j’exècre tant, ce rôle dont je ne veux pas mais auquel je ne semble pas pouvoir échapper. Celui de la petite blanche de la classe moyenne qui fait l’indifférente, qui fait non de la tête avec une expression désolée ou qui donne quelques pièces. Peu importe ma réaction, je serai catégorisée par le regard intransigeant des autres passagers, de ce regard qui vous scanne et qui décortique votre comportement avant même que vous n’ayez ouvert la bouche. Peu importe ma réaction, je ne pourrai pas échapper à ma condition. Je serai femme, proie, gibier pour un homme, pour cet homme. « Ma jolie », non mais oh, je ne lui permets pas ! Et en plus il me tutoie ! Je mérite tout de même un peu plus de respect ! Que je donne de l’argent et je serai au minimum généreuse de donner quelques centimes ou que je ne donne rien et alors je serai assimilée à une égoïste privilégiée. Totalement perturbée et bouillonnant de colère, je deviens cramoisie et ne peux émettre aucun son. Le bus vient de s’arrêter et…merde ! J’ai raté mon arrêt, et on en a déjà dépassé deux autres ! Je descends dans la précipitation non sans décocher un regard méprisant au SDF. L’air glacial me fait du bien. J’essaie de ne penser à rien, et je marche d’un bon pas, les mains enfoncées dans les poches, vers la rue des Moines. Ironie du soir, bonsoir. Habiter rue des Moines aurait dû me préserver de devenir la cible de toutes sortes de « prédateurs ». À quoi servaient les prières et les bonnes ondes des moines d’antan sinon ?

Dans l’ascenseur, je suis presque soulagée d’être arrivée chez moi. Mais au moment où j’introduis la clé dans la serrure, tout me reviens à l’esprit et j’ai un pincement au cœur. J’entre et je me jette sur le canapé. Au bout de quelques minutes, je sens une présence. J’ai l’impression que quelqu’un m’observe, je deviens parano. Je me force à me lever pour inspecter l’appartement. Je suis persuadée que quelqu’un me guette, mais il n’y a personne. Je transpire, je panique mais j’essaie de me calmer en étant rationnelle. Il n’y a personne dans l’appartement, et je n’ai pas de vis-à-vis. J’essaye de lire pour me changer les idées, mais mon esprit ne parvient pas à se fixer. Je décide de me plonger dans mes souvenirs. Je voudrais me souvenir de passages heureux de ma vie, mais forcément, positive comme je suis, ça n’est pas le cas. En plus, je n’ai plus le précieux appareil photo qui renfermait mes plus beaux souvenirs.

            Voix off : nous ne sommes pas censés savoir ce qu’Hanaé pensait mais nous vous en relatons maintenant les détails. Elle pensait à ce fameux jour où elle avait dû se glisser dedans, dans son corset. Trop jeune, pas préparée, trop malléable encore. Au début, cela ne lui avait pas plu. Pourtant, la rigidité, elle connaissait et elle aimait cela. Elle avait grandi trop vite, était devenue mature avant l’heure. Ce fameux-jour, alors qu’elle n’avait encore que onze ans, elle était aussi devenue une femme et un liquide brun-rouge et visqueux avait taché sa culotte alors qu’il s’agissait d’une journée d’examen médical, en sous-vêtements donc. La honte et la douleur l’avaient accablée, comme presque à chaque fois depuis cette date fatidique, la honte en moins depuis quelques années. En guise de punition, d’après elle, on lui avait imposé un corset, pour soigner sa scoliose et sa propension à tout entreprendre avec une mesure d’avance. On avait essayé de réprimer cette jeune pousse un peu hasardeuse et exploratrice. Mais cet instrument de torture était finalement vite devenu une carapace, un bouclier contre ce monde si injuste, violent et brutal, et qu’elle avait du mal à comprendre. Elle se souvenait qu’il l’avait accompagnée pendant des années, fidèle à son poste, remplissant sa fonction de jour comme de nuit. Le quitter était devenu synonyme de vulnérabilité. Elle se sentait nue comme un vers sans lui, à la merci des autres et du monde… Elle en avait endurées, des remarques, dans cet univers impitoyable qu’est l’adolescence. Parfois même, les moqueries visaient sa prothèse, sa différence : on l’appelait Robocop, on la provoquait, on l’excluait en sport, sous prétexte qu’elle n’était pas capable. Dans cet univers de compétition, où tout le monde court pour la première place, elle caracolait en tête, de classe, mais les autres élèves ne la portaient pas dans leur estime. Elle s’astreignait à ne pas faire de vagues, à avoir toujours les meilleures notes pour que ses parents soient fiers d’elle, mais ils ne lui disaient jamais assez. Elle se murait alors dans son silence et son corset et se réfugiait dans ses devoirs avec un perfectionnisme presque maladif. Forte et fragile à la fois. Elle avait gardé cette fragilité. Dure comme un roc, il lui arrivait parfois, de s’émietter comme une roche calcaire à la moindre petite remarque ou à la moindre erreur de sa part.

Assez ! Elle secoue la tête pour se débarrasser de ce souvenir désagréable. Mais un autre vient immédiatement prendre sa place. C’était quand elle était petite. Elle devait avoir 8 ou 9 ans mais elle s’en rappelle comme si c’était hier. Elle est avec sa petite sœur, qui a 6 ou 7 ans. Elles sont dans un supermarché. Elles accompagnent leur mère en courses. Avec sa sœur sur les talons, elle passe devant le rayon des yaourts. Elle regarde les petits Gervais. Elle remarque qu’il y a une surprise dans chaque paquet. Une marionnette à doigt, Nemo, avec les personnages du dessin animé. Elle va voir sa mère pour savoir si elle est d’accord pour en acheter, elle refuse, comme d’habitude. Frustrée, Hanaé retourne dans le rayon et au moment où elle va reposer le paquet, se rend compte qu’elle peut décoller la surprise en glissant ses doigts à l’intérieur de l’emballage carton, sans l’ouvrir. Ni vu, ni connu. Ni une, ni deux, elle montre à sa sœur comment faire et elles décollent chacune 4 ou 5 marionnettes en carton, qu’elles glissent dans leurs poches de manteaux. Elles rejoignent ensuite leur mère, l’air de rien. Hanaé est grisée par l’interdit qu’elle vient d’enfreindre. Elle angoisse qu’on la démasque mais elle est fière d’avoir réussi. Sa mère la trouve bizarre. Une fois à la maison, Hanaé cache leurs trouvailles dans le tiroir de la table basse du salon. Sa mère la voit faire de loin et l’appelle dans la salle-à-manger. Elle lui demande ce qu’elle vient de sortir de sa poche de manteau pour le ranger avec précipitation dans le salon. Désarçonnée, Hanaé ne sait pas quoi lui répondre et devient toute rouge. En plus, sa sœur la dénonce et dit qu’elle a volé les surprises des paquets de yaourts. Tout de suite les grands mots ! La jeune femme se souvient encore de la dérouillée qu’elle a reçue et d’avoir été punie. Mais ce dont elle se souvient surtout, c’est de la honte qui l’a envahie, une fois découverte alors qu’elle se sentait invincible et toute puissante au moment des faits, lorsqu’elle avait réussi à voler sans être prise la main dans le sac.

Mais oui, c’est ça ! C’est ce qu’a dû ressentir le voleur ou la voleuse après le cambriolage, le goût de la victoire, la toute-puissance d’avoir réussi, d’avoir enfreint les lois sans s’être fait prendre, le plaisir d’y être arrivé ! Si j’étais voleuse, je serai satisfaite après chaque cambriolage réussi et je me ficherais complètement de ce que les personnes volées peuvent ressentir. Je serais égoïste. N’importe quoi, Hanaé, n’importe quoi, tu dérailles ma vieille !

Au fur et à mesure que l’angoisse lui serrait la gorge et qu’elle la prenait au corps, Hanaé s’enfonçait dans son délire et perdait la raison. Elle devenait double, Autre. Elle se prenait pour une voleuse, avait l’impression d’avoir cambriolé son propre appartement et celui de ses voisins. Elle ne se sentait plus minable et faible, mais fière et forte. Elle jubilait, elle rayonnait. Elle se voyait fracasser les portes et rentrer en trombe dans les appartements, scannant de son œil expert les moindres recoins pour repérer les objets de valeur. Elle s’imaginait faire une course contre la montre et ressortir essoufflée mais bien chargée de l’immeuble en 15 minutes top chrono. Elle s’était mise dans la peau de la voleuse, était devenue cette dernière, ou l’avait toujours été. Ou bien divaguait-elle ? Était-ce une impression, un mirage ou la réalité ?…

Aaaaah ! Cette fois c’est sûr, j’ai entendu un bruit dans la serrure ! Il y a quelqu’un derrière la porte ! Et elle menace de céder ! La peur s’abat sur moi et me coupe le souffle. Mes draps sont trempés de sueur. Un frisson me glace l’échine. Je me lève pour boire un verre d’eau et retrouver mes esprits. Je déteste les cauchemars. Quand je retourne dans mon lit, je m’aperçois, que ma porte d’entrée est entrouverte. J’étais pourtant sûre d’avoir correctement fermé la porte à clés. Ça y est. Je flippe. Torpeur et sentiments. Poussière de rêve, éclats de vie ; éclats de rêves, poussière de vie…