I racconti del Premio Energheia Europa

Parfum d’un secret, Jeanne Demirdjian

Finaliste Prix Energheia France 2019

Il fit mine de se lever. Il se rassit rapidement. Puis se releva. Hippolyte, les doigts serrant nerveusement le boîtier de l’appareil photo, ne comprenait vraiment rien à ce manège.

—  Que regardez-vous, lui demanda Sigrid.

—  Vous ne voyez donc pas ? C’est pourtant évident. Regardez bien. Mais oui, se dit Hippolyte, sans doute au même moment que la jeune femme, c’est bien quelque chose qui ne devrait pas être là, dans l’eau. C’est gros, noir, ça flotte.

  • —  Que vous êtes bête, s’esclaffa Sigrid. Ce n’est qu’un tronc d’arbre.
  • —  Bien sûr que non. Un tronc d’arbre, et puis quoi ?… Ce qui flotte, là-bas, c’est un corps, un être vivant, ou plutôt, un être vivant mort, vu son inactivité. Il reste impassible au roulement des vagues.
  • —  Un cadavre ? Quelle mouche glauque vous a donc piqué, Richard ? La masse noire, Hippolyte la distinguait désormais, et de plus en plus nettement. Il était partagé. Un cadavre ? C’était trop dérèglé et plein de morceaux dans tous les sens. Un tronc d’arbre ? Même le plus tordu des troncs n’en était pas à ce stade de laideur, tout biscornu qu’était le lent et imposant spécimen qui se rapprochait d’eux. Hippolyte se savait observé du coin de l’œil par Sigrid. Richard, lui, était hypnotisé par la curiosité que la mer leur livrait. On n’a jamais fini de récolter des trésors. Ce qui venait à leur rencontre en était peut-être un, ça allait peut-être un jour le devenir. Ils se rendaient compte désormais que les chaises étaient sur le passage, elles voleraient en éclats si on ne les poussait pas vite sur le côté. Un manque d’anticipation qui allait leur coûter. Cher ou pas, là n’est pas la question. En échange des chaises en bois, simples et assez peu confortables, mais qui leur appartenaient quand même, une énorme épave vint s’échouer dans un grand fracas sur la moitié des chaises, et fut recouverte immédiatement par une vague qui engloutit pendant quelques secondes la curiosité venant tout droit des bras de l’océan.
  • —  On n’a jamais vu ça… Qu’est-ce donc, à la fin, s’écria Sigrid, avec un frémissement de rire faisant vibrer une mèche blonde sous son chapeau.
  • —  Je crois que… Attendez, souffla Richard tout en se rapprochant d’un pas hésitant. Et là, Hippolyte comprit : cet encombrement de morceaux de bois, tout noir, tout visqueux, cette pieuvre inanimée et étalée sur le dessus… Sur le dessus… Sur le coffre… D’un piano ! C’était un piano ! Cet enchevêtrement de petites planches de bois, toutes crevées au milieu et dont la couleur oscillait entre le marron et le vert, les quatre pieds, tous bots, les pédales mouchetées de rouille : — Non mais… Vraiment ? Est-ce que nous jouons actuellement dans une pièce d’Ionesco ? Un piano, mais quelle absurdité ! 
Parmi les débris éclatés du piano, qui ne remplissait absolument pas sa fonction (particulièrement à cause du fait qu’il attirait tous les regards alors que d’ordinaire, non), Hippolyte aperçut une partie restée presque intacte et, ô miracle, c’étaient les cordes. 
Personne ne détourna le regard de cette curiosité : quel dénouement surréaliste, s’esclaffa Sigrid, dont le rire était accompagné par les bulles nées de l’écume des vagues et qui éclataient à peine formées. 
C’est relativement distrayant de voir la métamorphose en un nouveau tableau de la scène prévue à l’origine, se dit en souriant légèrement Hippolyte. Le son retentissant de l’appareil fit sursauter tout le monde – même le piano en tira un fa dièse d’exclamation.
  • —  Savez-vous qu’en nous déplaçant d’une cinquantaine de mètres, la photographie aurait été celle prévue dès le départ ?
  • —  Votre appareil a été éclaboussé, prenez-en soin, enfin ! Une mouette passa très près du couple quelque peu irrité, et cria si brusquement qu’Hippolyte fut secrètement satisfait de ne point avoir eu besoin de leur lancer la remarque agacée qui lui chatouillait la langue, et encore moins de rajouter quelque chose pour se justifier.

La petite discorde fut balayée par un grand coup de vent qui réveilla la masse toujours éventrée sur le sable. Le peu de marteaux encore présents dans le coffre menaçaient de se décrocher et la nouvelle occupation du pied gauche était de s’enfoncer le plus profondément et le plus péniblement longtemps possible dans le sable. D’ailleurs, cela devenait de plus en plus de la boue, de la vase, un marais, qui s’étendait autour de l’épave, qui aurait sans doute préféré retourner à la mer, là où elle avait eu tout de même plus fière allure à chevaucher les vagues.

L’après-midi touchait presque à sa fin et la fraîcheur se faisait nettement ressentir, malgré le manteau en fourrure. L’envie de revenir sur la plage plus tard, dans quelques jours ; de constater l’avancement de l’état de ramollissement et de déstructuration des pièces de bois du piano ; de capturer les éléments du paysage marin qui lui fourniraient de l’inspiration…

Ces envies devinrent son projet.

— Hippolyte, dites, voudriez-vous me tenir compagnie, demain ? Je veux être de nouveau en contact avec cette nature si fabuleuse, mais dans le but de nourrir mon art, cette fois.

— Oh, certainement ! C’est une excellente idée. Mais, et Richard ? — Vous savez bien que j’aime être seule quand je suis dans mon humeur d’artiste. Ou alors, en compagnie de quelqu’un avec qui je sois exactement sur la même longueur d’onde. Une bourrasque vint colorer surnaturellement vite le haut des joues du petit photographe.

— Jeudi ?, proposa-t-il à celle vers laquelle il leva un regard nouveau, dégagé du prisme de l’objectif de l’appareil.

La houle était forte, ce jour-là, mais moins que la fois où un piano s’était échoué à leurs pieds. Le rythme plus ou moins régulier des vagues ponctuait leur conversation. L’un à côté de l’autre, ils respiraient à fond l’air marin mélangé au parfum de l’être secrètement aimé.
Le rocher le plus proche était à trente pas du rivage, mais même de là, on distinguait les différentes strates de couleur dans les couches minéralogiques. Une cloche retentissait. Le son leur arrivait fort modifié par les îlots de pierre, la surface de l’eau, le moelleux des dunes de sable gris. Un village, ou plutôt un hameau, était loti sur la partie la plus plane des landes qui menait tout droit sur le bout de la terre ferme et la séparation entre les pins et la mer. Après, peut-être par clémence ou par pitié, la géologie n’avait pas voulu laisser la mer et la terre bien séparées trop longtemps. Ainsi, une multitude d’îles étaient dispersées, formant l’un des plus beaux et sauvages archipels de la côte est du pays.

Sigrid évoqua la forte impression que lui donnait l’ensemble. L’inspiration esthétique était très présente, impossible de l’ignorer. L’originalité de ce bord de mer situé dans nos contrées nordiques, c’est que l’on ne se sent ni déprimé, ni frigorifié.

  • —  Quand repartez-vous déjà ?, demanda Sigrid d’un ton auquel Hippolyte eut du mal à n’attribuer qu’un seul adjectif.
  • —  Dans une semaine. J’ai encore beaucoup de choses à faire, d’autres personnes à rencontrer et à qui je dois parler, des endroits que je me suis promis d’aller voir…
  • —  Vous êtes quelqu’un d’occupé… Et je vous comprends. Je crois que je mourrais d’ennui si, contrairement à ma vie présente, je n’avais pas au moins autant d’activités dans la journée. C’est une maladie sournoise, mal connue mais très répandue de nos jours, l’ennui.
  • —  Je le combats souvent. J’en ai beaucoup souffert, quand j’étais plus jeune. Le père d’un ami prit conscience de ce qui m’arrivait, il était l’un des seuls à voir que j’étais victime de ce mal invisible et destructeur. Je l’aimais bien, j’avais confiance en lui. Il était photographe. Il a partagé sa passion avec moi. Il m’a emmené en Suisse et en Autriche, au bord des lacs les plus calmes et majestueux du monde, comme il disait.
  • —  Oh oui, c’est vrai que ce qui sauve un homme n’apporte pas nécessairement les conséquences attendues normalement. Quelque part, tant mieux : vous êtes de toute façon heureux maintenant, n’est-ce pas ?
  • —  Plus qu’il y a quelques années, en tout cas. Les maux fonctionnent exactement comme les désirs : l’un remplace toujours le précédent.
  • —  Il y a sans doute une part de vérité dans ce que vous dites. On peut aussi l’appliquer à la peinture. D’ailleurs, ne trouvez-vous pas que le parallèle entre nos deux arts soit surprenant ?
  • —  Certainement. J’avoue n’y avoir jamais vraiment pensé.

Et c’est ce qu’il fit, tandis que leur discussion prenait une pause de quelques minutes.

Assis sur des chaises qui résistaient aux vents et marées et qu’ils avaient dû oublier, ils reposaient leurs pieds. Ceux de Sigrid étaient particulièrement douloureux.

  • —  Les sujets de vos photographies ont donc d’abord été des paysages, est-ce bien cela ?
  • —  Tout comme ceux de vos peintures. Mais je tends de plus en plus à inclure des êtres vivants, voire même à ne placer qu’eux devant mon objectif.
  • —  Il m’arrive la même chose. Mais peindre des paysages m’apporte plus de satisfaction. Ils sont plus changeants, intéressants et complexes que des créatures vivantes, ne trouvez-vous pas ?
  • —  Je partage votre avis. Hippolyte marqua une hésitation, puis se lança. J’aimerais beaucoup que vous deveniez le sujet d’une de mes prochaines photographies, Sigrid. Seule cette fois, sans Richard.
  • —  Eh bien, oui, cela me ferait grand plaisir de poser pour vous ! Il est vrai que je n’en ai pas l’habitude, mais j’ai apprécié vos indications et conseils lors de notre séance avec Richard et les chaises. Vous ne laissez pas votre sujet sans soutien, et j’aime être encadrée par un artiste qui sait ce qu’il fait.
  • —  C’est un honneur et une joie, pour moi ! Je vous remercie, Sigrid. Souhaitez-vous venir dans mon atelier, demain avant le déjeuner ? J’ai malheureusement beaucoup à faire les jours suivants.
  • —  Ce rendez-vous me convient parfaitement. Elle lui serra la main, et leurs cœurs se gonflèrent d’affection l’un pour l’autre. Elle portait un manteau en fourrure noire. Le pelage lisse et brillant formait un nuage au milieu de la photographie. Une petite main caressait une autre fourrure. Le chapeau se tenait fièrement sur sa tête. Le fauteuil avait un motif floral. La bouche ne souriait pas. Sérieuse, fière et sûre d’elle : telle était Sigrid Hjertén.
  • —  Bien, Sigrid, je crois que celle-ci est belle, déclara le photographe.
  • —  Merci. Il fait très chaud dans cette fourrure. Pourriez-vous m’aider à l’enlever, s’il vous plait ? Ou bien, peut-être que votre assistant peut s’en charger. M’accompagnez-vous au restaurant ?

— Bien entendu, comme nous l’avons prévu.

Le soir, elle avait mal aux pieds, donc elle s’était assise pour peindre. Elle préférait rester debout quand le pinceau était entre ses mains, de façon à pouvoir se déplacer, prendre de la distance par rapport à la toile… Mais elle était fatiguée.

Peindre lui donnait de la force. Elle se sentait alors invincible.

Respecter ses limites. Vous devez plus vous écouter, lui avait répété Richard. Je ne veux plus vous écouter, vous ! Leur dispute avait éclaté brusquement lors du déjeuner au restaurant, quand il avait fallu régler l’addition. Cela aurait dû être Hippolyte et elle, sans Richard. Mais ce dernier s’était joint à leur table. En cet instant, Hippolyte portait le masque de la déception. Injuste et cruel était le destin. Ce devaient être les dernières heures passées en compagnie de son amour inavoué. Il retournait à Paris par le train de seize heures. Impossible intimité.

En revanche, Sigrid, ne laissait paraître aucune tristesse. Mais ses regards inquiets se tournaient discrètement vers Hippolyte. Elle aussi aurait tout donné pour passer un dernier moment seule avec lui. Une fois le repas terminé, elle décida de payer pour eux trois. Hippolyte émit quelques protestations, mais il insista moins que Richard, qui connaissait moins bien que son compatriote les raisons pour lesquelles il était mal vu, déjà à l’époque, en Suède, de ne pas laisser une femme disposer de son argent comme elle l’entendait.

Quelle voix, quel rire, quelle femme. Son manteau de fourrure noir accroché au bras, ses lèvres finement maquillées d’un rouge coquelicot, ses mains pianotaient distraitement sur le bras de son compagnon. C’était la plus belle femme qu’il ait jamais vue. De son petit chapeau fabriqué dans le pelage foncé du même animal que celui du manteau, une ou deux mèches de cheveux blonds dépassaient sur le devant et venaient se reposer sur son front. Le contraste capillaire entre les deux faces de cette personne était déroutant. Dans son dos courait une cascade d’or faite de reflets sombres, de remous, de boucles, de longues chutes libres et raides descendant jusqu’aux reins. Le bleu profond de ses yeux aveuglait son admirateur. Son regard relevait la beauté du tout. On voyait se refléter un peu de nuances bleutées dans le blond de ses cheveux. Ses yeux étincelaient de minuscules points dorés.

— Arrêtez, je ne veux pas en entendre parler, encore moins venant de vous. C’était déplacé, voire complètement irresponsable. C’est tout ce que j’ai à dire.

Les douces étoiles rassurantes avaient laissé place à des boules de feu meurtrières. Même le rouge coquelicot semblait plus sombre, comme du sang.

La porte du restaurant claqua furieusement derrière Richard. Une vague de joie monta en Hippolyte. Sigrid et lui pourraient se dire adieu comme ils l’avaient espéré.

  • —  Je suis lasse de toute cette colère que j’ai envers cet homme. Il croit sans doute que son affection envers moi est réciproque. Il est tellement loin de celui avec lequel je pourrais éventuellement me remarier.
  • —  Songez-vous à vous remarier ? J’ignorais que vous aviez déjà eu un mari, Sigrid.
  • —  Eh bien, oui. Sa mort, survenue il y a huit ans, me touche encore aujourd’hui. Les premiers temps ont été rudes, mais je me suis relevée. Je peux désormais continuer à vivre sans lui. Je veux y arriver.
  • —  Où habitiez-vous ? À Sundsvall ?
  • —  Oh non ! Non, nous avions un appartement à Stockholm. Mais nous voyagions beaucoup, à travers l’Europe, et retournions régulièrement, chaque été à vrai dire, dans ma maison de famille, à Sundsvall. Nous étions mariés seulement durant trois ans, mais toute ma vie s’est passée durant ce laps de temps, si court soit-il. C’est aussi à cette période-là que ma peinture s’est faite connaître et j’ai même eu la chance d’exposer quelques-unes de mes toiles dans une halle d’art de Paris ! 
Une fois assis sur un banc non loin de la mer, Hippolyte demanda à Sigrid :
  • —  Pardonnez mon manque de délicatesse, mais je me soucie de savoir si vos pieds vous faisaient déjà souffrir, à cette époque.
  • —  Malheureusement, oui. Mais non pas autant qu’aujourd’hui. Je me souviens avoir dû rester assise et calme toute la journée précédant l’exposition, pour me reposer et préparer le petit discours que je devais déclamer devant les connaisseurs d’art, les artistes et d’autres personnes simplement curieuses de découvrir la petite peintre suédoise presque inconnue que j’étais alors. Je me souviens assez bien de cette soirée, c’était, avant tout, la première exposition de mes peintures. Je me souviens…

De quoi parlait-il ? Elle l’avait oublié. Il se tenait devant elle, un verre de champagne à la main, et il donnait son opinion sur… sur… Mais sur quoi donc ? Ne pouvait-elle pas se concentrer un peu sur ce qu’il lui arrivait ? C’était un grand jour pour elle, aujourd’hui. Une journée importante. Stressante. Elle ne se sentait pas si bien que cela. Et elle avait hésité à tout annuler. L’événement, l’exposition, la venue du public, tout. Mais elle ne pouvait évidemment pas faire une chose pareille.

  • —  Avez-vous envie d’un petit four ? Ils sont excellents.
  • —  Non, merci. Ou alors. Non. Oui.
  • —  Voilà. Mangez-le plus tard, lui sourit une dame dont elle avait su le nom seulement trois minutes plus tôt. Le discours se déroula correctement. Sigrid semblait sûre d’elle, heureuse, honorée. Fière, également. Après tout, c’était la première fois que certaines de ses œuvres étaient exposées à l’étranger. Et pas n’importe quel étranger. Là, elle se trouvait à Paris. Dans le Quartier latin. Près du Panthéon.
  • —  Bonsoir, ma chérie. Comment est-ce que ça s’est passé?, lui demanda son mari au téléphone emprunté à la réception de l’hôtel.
  • —  Bien, vraiment beaucoup de monde, ils avaient l’air réjoui, sourit Sigrid.
  • —  Quand rentres-tu ?
  • —  Dans deux jours. Je fais la rencontre d’autres artistes ici, à Paris, et puis je rentre à la maison.
  • —  Je me souviens du retour en train. Le voyage a duré extrêmement longtemps, mais ma cabine était confortable. C’était l’été. Nous devions retrouver ma famille pour la Saint-Jean, puis passer le reste des mois de la belle saison à Sundsvall. Je savais que je retournerai à Paris, un jour. Avec Svante et les enfants. Ou bien, seule. 
Il était venu à elle. Paris était venu lui rendre visite. Elle était bien, là, en Suède, dans son monde. Il ne l’avait pas dérangée ; il n’avait rien fait bouger. Et pourtant, tout était différent. 


Le soir, sa longue silhouette blonde, emmitouflée dans un nuage noir, était étendue sur la plage.

Une chaise en bois, les pieds fermement plantés dans le sable, admirait pour elle le rose et le jaune dans le ciel gris foncé.

La mer était très calme. On n’entendait presque pas sa respiration. Enfin, tout s’endormit.