I racconti del Premio Energheia Europa

Nouvelle Alchimie, Remi Glenisson

Compte finaliste du Prix Energheia France 2020.

Trempez-la dans l’huile, trempez-la dans l’eau, ça fera un escargot…tout chaud !

La courbure délicate de son dos se dévoilait à peine, que, déjà, les vapeurs exhalées venaient envelopper ce qu’alors, je ne distinguais guère. Ce sont désormais les voiles de ma mémoire qui occultent mes souvenirs diaphanes. Mais avant que ne vienne le crépuscule, je préviens une dernière fois l’abîme et dissipe la brume qui me les enlèvera.
Un ouvrage sibyllin, une pièce embrumée et chacun de ses gestes ponctué d’une finesse singulière. Que mes mots soient aussi exactes que l’image, je ne puis le garantir. Du moins, ils y seront fidèles.

L’atelier m’était interdit. Menace, nocuité, préjudice : un mot suffisait à devenir prétexte pour m’en défendre l’accès. La porte demeurait close, impénétrable. Que n’aurais-je donné pour en pénétrer l’enceinte ? Et, ô combien de fois, tandis que j’en pressais la poignée, celle-ci demeurait rigide et froide ? Je me serais fait séide et disciple fidèle, corps et âme dévoués, à chacun de ses ordres enchaîné, pour m’abreuver de ses savoirs. Nulle tâche eût été trop ingrate et, jamais, je n’aurais manqué à mes obligations. Ne pouvais-je pas, moi aussi, être gardien de sa chrysopée ? Mais son intransigeance était
aussi tenace que la poignée. Impossible d’en amadouer aucune.
Ainsi espérait- elle certainement atrophier ma curiosité. Mais bien loin de l’affaiblir, elle l’attisait. Non seulement, mon intérêt subsistait, mais le germe se déployait encore pour s’épanouir en une véritable obsession. Chaque refus l’enracinait, chaque résistance suffisait à l’accroître. Et, quand bien même il eût été plus sage de me résigner et de ne point succomber à la tentation, mon désir triomphait constamment. Quelque volonté que j’eusse n’y résistait pas.

Occupé à déplorer en mon for intérieur de ne pas trouver de subterfuge à l’interdit, et absorbé par mes ruminations, je remarquai soudain, stupéfait, une étroite fente dans l’entrée proscrite. Etait-ce un heureux hasard ou une simple coïncidence ? Quoi qu’il en soit, son étourderie fût motif à saisir l’unique opportunité qui se présentait à moi. Avec discrétion, contraint de me satisfaire de cette humble vision, je contemplais sa silhouette, et demeurais pour l ’observer, à loisir, exécuter son art. Pigmenté
d’éléments merveilleux, le tableau qui s’offrait à moi était digne de fables oniriques. Je vis merveille dont moult je m’ébahis, et scrutais, fasciné, le moindre de ses mouvements tout en m’efforçant de retenir chaque détail pour ancrer ce décor éphémère dans la pérennité de mes souvenirs.

Consumée de l’intérieur, elle brûlait de passion pour la science qu’ elle convoitait. Animée par cette quête, elle se comportait avec fougue et enthousiasme. Son visage prenait une teinte fiévreuse, lorsque, penchée sur divers manuscrits, elle marmonnait des prophéties insondables et répétait inlassablement la même incantation : Lege, lege, relege, ora, labora et invenies . Une espèce de grimoire- s’il nous est encore possible de le nommer- était corné, griffonné, maculé d’éclats, de jets de mille solutions. Ravagé
par l’avidité du temps, il en portait l’ecchymose indélébile et je me demande encore quel miracle pouvait bien le préserver. Mais il est des choses qui préfèrent le secret et l’obscurité, et que la moindre lumière ferait tomber en poussière.
Qui l ’eût surprise de la sorte, l ’eût estimée en proie au délire le plus violent et ravageur. Mais ses actes étaient toujours mûris, parfaitement maîtrisés. Pénétrée d’une sagesse qu’elle seule détenait, la femme magistère essuyait d’un revers de la main, les gouttes qui perlaient sur son front, tandis que ses joues rougies s’étiraient en un large sourire.

Que ne suscitait la précision de ses gestes ! Rien n’était fait au hasard et pourtant, tout échappait à l’intention. Un subtil équilibre s’orchestrait. J’assistais à l’harmonie suave de contraires. Véritables virtuoses, ses mains sûres n’étaient jamais ébranlées par les émotions. Elles dessinaient lignes et courbes dans l’espace, exploraient et piochaient çà et là différentes substances dans calebasses, hanaps et mortiers. Tantôt s’agissait-il de sucs onctueux, denses et ambrés, tantôt de corps disparates. La luxuriance des contenus était remarquable. Charmé de tant de grâce, mon émerveillement était à son paroxysme. Toutefois, mes yeux n’étaient pas les seuls comblés. Cette cérémonie était une ode des
sens. Mon ouïe frétillait, séduite par les crépitements dont l’origine m’était d’abord inconnue, tandis que les fumées embaumantes se mêlaient et effleuraient mes narines de leurs arômes exquis. Choyé par une telle prodigalité, je succombais, enivré de cette quintessence de douceur.
Elle , poursuivait sa danse, glissait avec souplesse et légèreté entre alambics, tribicos et divers autres réceptacles, et maniait chaque instrument avec habileté, lesquels s’empilaient, se bousculaient et se disputaient le peu d’espace encore disponible, tandis qu’une cascade de solutions opulentes s’y déversait à profusion. Le regard se portait aussitôt sur cet amoncellement désordonné, et un oeil impatient aurait aisément négligé l’essentiel. Mais les flammes de mon regard, vif et alerte malgré l’extase, perçurent la lueur pâle, estompée par un tel fatras.

Avec prudence, je me penchai un peu plus pour en mieux détailler l’aspect. Dans le coin de l’atelier, un foyer abritait le feu chétif d’où se dégageaient maints empyreumes. Si, tel le marionnettiste et ses pantins, elle manipulait toutes sortes de remèdes, les ficelles, elles, étaient l’oeuvre du feu. Aucune de ses expériences n’eût été possible sans son concours, principe unificateur, source de lumière, et de chaleur, nécessaires à toute forme de vie. Un accord commun s’était ainsi établi entre les deux, chacun favorisait le rôle de l’autre tout en assurant le sien. Et, si l’amour est exclusivement humain, il suffisait, pour en douter, de voir la douceur avec laquelle elle l’incitait et l’exhortait à la vie. Une permutation de la forme par la lumière, tel était le secret du Grand Art. L’art précieux n’est qu’en puissance tant que sa citadelle n’est pas conquise, et la pierre demeure brute si elle n’est pas polie. Qui se déclare forgeron du soleil, se porte garant de l’ardeur des braises. Souffle du feu perpétuel, il sait composer avec la vie. Elle
était au fourneau ce qu’est le vent à l’incendie, et, tandis qu’ elle ranimait, par son souffle, la fureur des flammes, les cendres dansaient pour elle et les braises ravivaient la nitescence de leur éclat. Le feu léchait goulûment ce dont elle le nourrissait, tandis qu’il alimentait, à son tour, les multiples expériences qu’ elle entreprenait. Calcinations, fermentations, distillations… de quelque transmutation qu’il s’agisse, le feu en sublimait le résultat.

Alors qu’ elle s’apprêtait à sortir de l’atelier, je réussis à me libérer de l’envoûtement qui m’éblouissait pour m’éclipser in extremis. Fier de ma découverte, je disséquais, analysais et recomposais sans relâche les moindres détails que mes souvenirs pouvaient péniblement reconstituer. Cramponné à eux tel Sisyphe à son rocher, je m’imaginais déjà détenteur du feu secret. Enfin pourrais-je bénéficier de l’élixir si ardemment désiré ! Enfin éprouverais-je la Grande Oeuvre !

La courbure délicate de son dos se dévoilait à peine, que, déjà, les vapeurs exhalées venaient envelopper ce qu’alors, je ne distinguais guère. L’art sacré, source de longue vie, qui, toute mon enfance, avait nourri mon feu intérieur, n’est plus un mystère désormais. Savoir allier et doser avec justesse les cinq saveurs, telle est le secret de l’art culinaire. Et qui s’égare à chercher la pierre philosophale ailleurs en perdra le fil. L’imagination, seule, m’ouvrait la porte de la cuisine close, impénétrable. Et que ne crée pas celle d’un enfant !