I racconti del Premio Energheia Europa

Nouvelle à contretemps, Raphaëlle Vaillant

 

 


‒ Et donc, qu’est-ce qu’il se passe ? Je n’ai pas bien saisi.

‒ Je n’en sais trop rien, on m’a dit qu’il s’agissait d’une nouvelle…

‒ Ah ; pas facile ça, les nouvelles. Très délicat… Et puis leur passé, foulé et refoulé… ça ne s’efface pas comme ça.

‒ Pour sûr. Mais en attendant, à force de trouver tous les prétextes possibles et inimaginables pour ne pas s’y atteler…

‒ Il est certain qu’elle ne risque pas de s’écrire comme ça, cette nouvelle… Enfin a-t-on au moins quelque chose, un début, un semblant d’idée, quelque détail ?

‒ C’est-à-dire que, d’après ce que j’ai cru comprendre… il ne s’agit pas a priori d’un intrigue au sens où on pourrait l’entendre… Je veux dire par là que… Enfin nous venons quand même de commencer sans rien, ni cadre ni quoi que ce soit qui…

‒ Qui cadre, oui. Cela dit, qui donc prétend qu’elle est supposée se faire dans les règles de l’art, cette nouvelle, n’a-t-on besoin aussi d’un peu de neuf, en somme, ne serait-ce que d’une once d’écart ?

‒ Il me semble que de ce point de vue-là, nous sommes plutôt bien partis. Car il faut croire que nous en ayons un, de début, tout compte fait !

‒ Me voilà donc flatté d’en faire partie !

‒ Soit, mais assez parlementé, il nous faut partir à présent. C’est dire comme notre temps est compté…

‒ Bon, très bien, dans ce cas allons-y. Enfin tout de même, être pressé de la sorte, c’est du jamais vu !

Après tout on ne lui avait rien demandé, mais il faudrait faire autrement, cette fois-ci. Et puis que prétendre, d’ailleurs. Ce n’était pas comme si on avait le choix. Il n’en fallait parfois que peu pour sauver la mise, tout se jouait dans ce petit espace de temps entre le rien et la révélation, l’effroi et la lueur. Le tout était de ne pas commettre d’impertinence, d’éviter les faux-pas, le moindre écueil, la moindre esquive, autrement tout retour serait voué à l’illusoire. Alors il faudrait être droit, décisif, concis ; puisque ‒ on le savait ‒ il n’y aurait pas de deuxième essai possible. On était prévenu. Et puis il s’agirait de ne pas mentir non plus, ni de se payer le luxe de prendre un quelconque détour : il n’y en avait pas.                                                                                   Cela revenait au fond à tout ramasser en un tout qui se tienne et qui soit suffisamment vrai, sincère, sans fioritures ; franc et implacable. De toute façon il faudrait que ça se tienne, absolument, parce qu’à la fin on n’aurait pas le temps de raccommoder ce qui ne va pas, de rabibocher, à la fin tout devait pouvoir tomber, bien net, sans pour autant s’effondrer ; une chute sans rebond, sans brisures. Il n’y aurait que l’éclat du cristal comme le glas d’une cloche claire au comble de l’évidence. Cela devait se tenir comme l’équilibre d’un corps qui a conscience qu’il est en marche et qu’il ne fléchira pas, insolent d’assurance. Droit, décisif, concis ; car les limites avaient un sens aussi, et si l’on vous disait de ne pas vous retourner, c’est qu’il ne le fallait pas, sous aucun prétexte. Et on aurait été dans la plus lointaine légende qu’il en aurait été de même. Elles ne trompaient pas, les images, les métaphores ne trompaient pas, et on eût pu n’user que d’images que ça aurait eu bien plus d’effet que toutes ces parlementations et ces effets de manches. Et puis c’est comme cela, que l’on s’en sortait, lorsque la vérité faisait trop mal et qu’il fallait bien pourtant, la dire ; on prenait un beau morceau de verre, translucide, ou, selon les préférences, un bon bout de porcelaine bien blanche, et puis on le brisait, d’un seul coup ‒ lui, n’hésitait pas ; c’était net, comme cassure, et cela faisait son effet.
Et quand on aurait voulu s’écarter, prendre un peu de recul, quelque liberté, ma foi il y aurait toujours un peu de marge ; car après tout, tout résidait dans le dosage, la parfaite harmonie de ce juste-milieu qui ne prétend à l’audace mais n’en démontre pas moins. Alors ils ont bon dos, les nœuds, les ficelles, mais à quoi mèneraient-ils s’il n’y avait pas un volet d’impromptu, un soupçon d’arrogance, pour couronner le tout ? Sous couvert de prendre des raccourcis, on ne fait pas sans une dose d’imprévisible, cet infime tournant qui sans y prétendre vous reconduit d’autant mieux sur la voie.
Il y en a pourtant pour détenir toutes les ficelles avant même d’avoir commencé. Seulement il n’en est pas comme ça, dans la vie, alors à quoi bon prétendre à cette forme de détermination absolue, à cette orchestration parfaite, si elle était sans appel, et serrer ainsi des nœuds que l’on s’empresserait de défaire ?

 

Alors voilà qu’on me résout à abréger, faire court, pour le dire autrement. Mais pourquoi si peu de temps, pourquoi vouloir mettre fin à tout cela ? Ce n’était tout de même pas se leurrer, que de réfléchir ; il n’y avait pas mort d’homme. Enfin me direz-vous lorsqu’il en va de la vie il n’est plus temps de se poser des questions, il faut y aller et ne pas faillir, surtout, parce qu’autrement il serait trop tard. Il reste vrai que le temps passe et qu’on ne le rattrapera pas, mais ça… Il aura bien assez tôt fait de tout révéler au grand jour.
Et moi ? Si je promets de tout dire, le moment venu ? Naturellement, que je le promets, ou du moins nous verrons, le moment venu, comme vous dites, on ne sait jamais trop comment on réagira face au fait après tout, et puis il y a les circonstances, toujours, mais je suppose qu’il faut faire avec. Ma foi, j’ai encore le temps, non, avant tout cela, ou est-ce que le verdict approche déjà à si grands pas ? Ah, si je pense à ce qu’il va advenir, bien sûr, que j’y pense, enfin n’y a-t-il pas autre chose à faire, que de se tourmenter ? Ce sera déjà bien assez éprouvant une fois que tout aura été enclenché. Me préparer ? Mais que voulez-vous que je prépare de plus. Rien n’avait commencé que ça travaillait déjà. C’est que ça n’arrête jamais, de penser, voyez-vous, on aura beau dire que les ressorts ne sont pas assez huilés, les engrenages mal embranchés, ça ne se fait pas comme ça ! Alors bien sûr, tout n’est pas tout lisse, tout n’est pas reluisant, mais il n’empêche que c’est réfléchi, il n’y a pas à dire. Ce n’est peut-être pas de mon ressort, de faire court, certes ; reste que quand on n’a pas le choix on ne s’y reprend pas à deux fois, on ne passe pas par quatre chemins. Au moins, c’est révélateur. C’est comme faire naître quelque chose de rien, comme ce bloc de marbre brut qui n’attend que d’être sculpté, qu’on lui donne forme enfin. Il n’y a pas de secret. J’aurais été médecin que je n’aurais pas fait autrement, je l’aurais fait rebattre, ce cœur, sans attendre. On est vite réduit à l’essentiel, vous savez. Si c’est cette piste qu’il faut suivre, on la suivra. Alors on peut toujours m’accuser de cogiter dans le vide, là, dans mon coin, je sais pertinemment ce que je fais. C’est dire s’il me reste tant de place pour tergiverser. Je ne fais que me résoudre au principal, puisqu’il doit en être ainsi, pour le reste…

A bien y réfléchir, ce n’est pas mal non plus, la brièveté. Là au moins, on peut juger. C’est clair, c’est déterminant. On sait tout de suite, quand quelque chose cloche, on ne peut pas se permettre d’erreur, dans un si petit cadre. Il faut aiguiser, affûter la moindre lame, peaufiner tout jusqu’au moindre détail ; qu’à la fin ça donne quelque chose qui ait de l’assurance, suffisamment de caractère, que l’ensemble fasse bonne impression, somme toute. Au fond, c’était tout, rien de plus qu’un bel accord plaqué au bon moment.

De quoi était-il question au fond, personne n’en savait trop rien ; cela pourrait être tout et n’importe quoi, et c’est justement ça, qui compte, parce que ce qui semble le plus abstrait s’avère bien plus révélateur qu’on ne veut bien le prétendre. Le tout est que ça ouvre une porte, un sens quelconque. On peut écrémer, cela va de soi, du moment que l’on ne retire pas le cœur.

 

Je n’aurais pas su dire en définitive ce qui m’avait fait fléchir, s’il s’agissait de l’inconsistance ou de l’ironie du sort. Loin de moi l’idée de fuir, mais qu’était-ce que cette chose qui me poussait ainsi vers la fin ? Avais-je peur de la chute ? Pourquoi m’avoir donné si peu de temps, moi qui redoute tant de partir sans avoir pu dire mot ?
Peut-être avais-je eu tort de m’emporter ainsi, mais à ce stade aucune sorte de reproches n’avait plus lieu d’être. Il était trop tard désormais pour remettre les pendules à l’heure
si tant est que cela fût de mise.
J’entends d’ici tous les reproches à mon sujet assaillir de toutes parts, les cris de révolte, les émois, mais il n’en serait rien ; il ne tient pas à moi de revenir en arrière, pas moins que je me dois d’entamer de justifications. Il faut dire qu’à force je ne sais plus trop comment tout cela a commencé, malgré tout j’ose imaginer que cela avait un sens. Le verdict, quant à lui, sera ce qu’il est
cela ne changera rien pour autant. Quant au reste, nous disposons que je sache de bien assez d’esprit pour nous le figurer comme bon nous semble. Il faut croire que tout n’est pas indispensable, après tout.                                     

Qu’en sera-t-il enfin de cette consistance vouée à l’incomplétude, de l’impuissance, du poids des mots inavoués, lors même qu’il s’agissait d’en recourir à l’aspect le plus cru de la parole ?

 

Cela ne tenait plus à grand-chose à présent, il ne manquait rien qu’un peu d’emportement, peu de choses, mais c’était là cet infime écart qui suffisait à donner de la chair à l’ensemble, un peu d’âme, ni trop, ni trop peu, car il fallait bien que le déroulement suive son cours, reste que cela aurait fait défaut, autrement. Il fallait aller encore un peu plus loin.

 

Ils ont ri de moi, assassins qu’ils étaient. Eux-mêmes qui n’hésiteront pas à m’enfermer pour ce que j’aurais osé dire. Mais qu’ils fassent comme bon leur semble, après tout il n’en tient qu’à eux de se jouer de mon sort. Pour autant au matin venu ils n’en mèneront pas large, et il sera trop tard alors pour faire machine arrière. Et moi pendant ce temps je resterai là à les regarder se fourvoyer sans même s’en rendre compte. Quoi de plus délectable ?

 

Il est des heures à l’aune desquelles tout paraît clair et l’enchaînement des choses limpide. Tout se complète alors, tout revêt la clarté d’une pluie de cristal et résonne comme tel, sans accros, sans disharmonie aucune, et tout arbore l’éclat d’une logique intrinsèque qui ne se révèle qu’à l’immanence de l’aube, tel un bouquet de sens offert au regard.

En fin de compte on sera arrivé à temps. C’est qu’il faut élaguer, pour faire si court, se démunir, remettre en cause la moindre alternative, le moindre épanchement, condenser, et surtout, avant tout, soupeser, tout soupeser jusqu’à atteindre ce sentiment de juste-milieu, prétendre à l’équilibre. Pour autant il ne s’agissait pas de se demander quel en était le prix, mais à quoi l’on pouvait prétendre, en défiant ainsi les limites. Du moment que l’on trompait les attentes, après tout…

 

 

‒ Et voilà donc où nous en sommes, après si peu de temps.

‒ Je ne pensais quand même pas qu’on en arriverait là, ni encore moins dans les temps d’ailleurs.

‒ Qu’avais-tu donc escompté ?

‒ Disons que, dépasser les limites à ce point… C’est quelque peu… Quelque peu audacieux quand même.

‒ Toi qui prônais du neuf, tu devrais être satisfait !

‒ Il y a une nuance, tout de même, enfin quoi… Mais tu te rends compte ! Ce n’est quand même pas comme ça qu’on…

‒ Pas comme ça qu’on quoi ; qu’on écrit une nouvelle ?