I racconti del Premio Energheia Europa

Flammes douces, Tarek Bou Omar_Tripoli

Mention Energheia Liban Award 2021

Mon cher enfant, je contemple ton profil éclairé par la lune,

tes cils que l’on dirait calligraphiés,

tes paupières closes dans ton sommeil innocent.

Et je te dis : « Donne-moi la main. Tout ira bien. »

Khaled Hosseini, Une Prière à la Mer

Maman m’a refait confiance aujourd’hui ; elle m’a envoyé, tout seul, à l’épicerie au fond du village. Un pot de Nutella, elle m’a dit, cinq oeufs et autre chose dont je ne me souviens plus.

Souvent, j’évite d’aller là-bas : ça prend vingt minutes à pied pour y arriver, et les gens parfois se moquent de moi. Ils me trouvent bizarre car je parle en bredouillant, et je marche la tête toujours baissée. Mais cette fois-ci, tout s’est bien passé. Et là, je parcours le chemin qui me ramène chez moi, contemple la lumière subtile des lanternes. Les arbres courbés, leurs branches ternes. Leurs feuilles déchirées par le clair de lune. Je fredonne une chanson, en tapant dans un caillou, quand, soudain, j’aperçois des flammes flotter dans l’air. Elles escaladent l’espace comme si elles avaient envie de dévorer le ciel, l’obscurité, les étoiles. Une lueur jaune sillonne leurs veines, comme celle d’une lave furieuse.

*

Tout a commencé il y a trois mois. C’était fin janvier. L’école organisait un concours de poésie et je me tenais sur scène. Quand mon tour est arrivé, j’ai tenu le micro, fermé les yeux, attendu que la première strophe surgisse, ne serait-ce qu’une esquisse, et puis rien. J’ai serré fort les paupières, essayé de me concentrer le plus possible, mais en vain.

Je suis resté muet pendant dix secondes. J’ai hésité, grimacé, paniqué. J’ai regardé les spectateurs pour un instant : ils me dévisageaient avec pitié. Mes parents, je n’ai pas osé tourner la tête dans leur direction, pour ne pas voir leur figure écrasée par la déception. Et puis, subitement, des rires ont envahi la salle. J’ai couru vers les coulisses et pleuré.

Maman et papa ont cru que c’était à cause du stress – ça va, petit, ça se passe, ce n’est pas grand-chose… Moi aussi, j’ai pensé comme eux. Ou j’ai voulu penser comme eux – je ne sais plus, j’ai du mal à me rappeler des choses. Mais quand j’ai commencé à oublier le nom de certains camarades, le prénom de quelques profs, la table de multiplication, comment résoudre une simple équation, le numéro atomique de l’hydrogène et le nombre de masse de l’oxygène – et ce, malgré ma passion particulière pour la chimie –, j’ai senti qu’il y avait 2

quelque chose d’anormal. Étrangement, mes notes décroissaient, mais je n’avais pas le courage d’en parler à mes parents, puisque je savais que la situation était suffisamment terrible à la maison.

À la maison, mes parents tonitruaient. La raison était simple : ils ne se supportaient plus, ça faisait des semaines, six ou sept, un peu plus ou un peu moins – je ne sais plus, j’ai du mal à me rappeler des choses. Je m’adossais à la porte de ma chambre et pleurais en silence. Je n’avais ni frère ni soeur, et je ne racontais rien à personne. C’étaient des choses privées, ce qui se passait à la maison devait rester à la maison.

Depuis la naissance de leurs querelles, ma conscience s’est mise à basculer : de temps à autre, je sentais un mal brusque déferler dans ma tête, un bruit aigu me fendre le crâne ; j’entrais dans une déconnexion du monde pour des minutes, parfois des heures, et souvent je ne me rappelais plus ce que j’avais fait. Un jour, début février, j’ai frappé un camarade ; il s’était moqué de mon comportement devant le micro. Il aimait agacer tout le monde, c’était le caïd de ma classe. Ce jour-là, le directeur nous a convoqués, Caïd et moi. Il a contacté mes parents et j’en ignorais complètement la raison. Quand ils sont arrivés, ils étaient irrités, alors je me suis défendu :

Je vous jure que je n’ai rien fait ! Croyez-moi ! Mais le directeur leur a tout montré : les vidéos enregistrées, la bagarre, et je ne pouvais plus rien faire à part baisser les yeux. J’ai donc baissé les yeux.

*

Les flammes se lèvent, monstrueuses, serpentent dans l’atmosphère comme des dragons. Elles tourbillonnent, crachent des cendres grisâtres. Leur grognement se propage, s’intensifie, et leur odeur asphyxiante se répand.

Des frémissements d’angoisse lézardent mon dos. Je plisse les yeux. J’accélère mes pas. J’essaie de distinguer la demeure qui brûle, mais les arbres et les fumées s’entrecroisent dans mon champ de vision.

*

Une semaine plus tard, pendant que j’étais assis dans mon banc, Caïd m’a tapé sur la nuque. Ça t’a fait mal, hein ? Pauvre con… Tu finiras par échouer et tout le monde rira de toi, haha !

J’ai ressenti une rage atroce me réchauffer, un bruit rauque me trancher la tête et puis, je me suis retrouvé chez le directeur. Mais cette fois-ci, c’était pour une raison plus grave : j’avais crevé l’oeil de Caïd, avec mon crayon à papier bien taillé. Dès lors, j’ai été convaincu que mes neurones dégénéraient et que ma mémoire se désintégrait, puisque je ne me souvenais vraiment pas de ce second désastre que j’avais commis. 3

Finalement, j’ai été expulsé de mon école. Et comme je n’avais que quinze ans, papa a pu régler le conflit avec les parents de Caïd en leur payant une énorme somme d’argent. Mais l’argent n’a pas réussi à m’inscrire dans une autre école, puisqu’il était déjà trop tard pour le faire. Une spiritualité sombre m’a donc hanté, une spiritualité maculée de solitude et d’impuissance.

J’étais un proton emprisonné dans son noyau, un électron célibataire abandonné sur la couche externe d’un atome.

Pour me sanctionner de leur part, mes parents m’ont cloîtré dans la maison. Ils disaient qu’ainsi, j’apprendrais à ne plus engendrer de crimes. Espèce de merde, qu’est-ce qui se passe avec toi !? Je n’avais plus le droit de sortir, plus le droit de jouer avec ma Xbox, plus le droit de chatter avec mes amis qui n’étaient qu’un ou deux, deux ou trois, trois ou quatre – je ne sais plus, j’ai du mal à me rappeler des choses.

Pour faire passer le temps, je lisais des mangas – Détective Conan, Yu-Gi-Oh!, des choses comme ça. J’aimais les mythes aussi. Quelquefois, je regardais des séries comiques et j’essayais de rire un peu. Je les trouvais toutefois ridicules et des idées ténébreuses me distrayaient.

J’étais un petit prince délaissé sur son astéroïde loin des autres planètes.

À trois heures du matin, empêtré dans mes draps ou dans mes cauchemars, l’insomnie me giflait. Je me faufilais et montais sur le toit pour m’asseoir seul, les jambes repliées, muré dans mon silence. Je pensais à la vie, au but de l’existence. Tout ça. Pourquoi mes parents m’avaient-ils projeté dans un monde qu’ils ne comprenaient pas ? L’envie de sauter me creusait, l’envie de planer comme un petit oiseau, un petit oiseau triste, pour atterrir dans un monde où joie et quiétude s’embrassent, où paix et sérénité retentissent, mais je n’en faisais rien : j’étais lâche.

J’observais alors le ciel, l’obscurité, les constellations, essayant de fuir ma tête, mes souvenirs, mes consternations.

J’étais plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de la mer.

J’observais aussi la mer sombre, nacrée par les lumières du port. À gauche, lointaine, se dressait majestueusement une montagne herculéenne, au sommet de laquelle je pouvais apercevoir une croix blanche, resplendissante tel un cercle dessiné par la lune. C’était rare et beau, la mer et la montagne ensemble, attachées, enlacées, inséparables comme une liaison covalente triple difficile à casser, et c’était cela qui distinguait notre village.

Sous mes yeux, des voitures défilaient sur l’autoroute, émettant des sons bizarres comme de doux murmures fantômes. 4

*

Les sirènes résonnent ; des ambulances passent juste à côté de moi. Je les regarde : elles sont trois. Et puis, peu à peu, je discerne un toit en brique violé par les feux, un toit rouge que je connais très bien et sur lequel j’avais l’habitude de me recroqueviller pour givrer mes peines, pour échapper à la cruauté des adultes.

*

Les mois derniers, mes parents rentraient tard à la maison, évitant de se voir. Parfois, et c’était très rare, j’entendais la porte de ma chambre s’ouvrir pour quelques secondes. Je baissais les paupières. La porte se refermait et mes larmes se déversaient jusqu’à l’oreiller.

Et puis, une nuit, pendant que j’étais dans mon lit, une nouvelle dispute a éclaté. Notre mariage était une erreur ! Notre fils était une erreur ! Papa a avoué qu’il n’en pouvait plus et qu’il voulait divorcer. J’attendais une objection de maman, mais elle a jubilé et dit que c’était la même chose pour elle.

– Et Théo ? a demandé papa.

– Tu le garderas avec toi.

– Je pensais que c’était toi qui le garderais.

– Non. Je le visiterai une fois par semaine et lui donnerai tout l’argent qu’il voudra.

L’argent, l’argent, l’argent. Toujours l’argent. Elle croit que l’argent fait tout. Tout le monde le croit aussi. C’est pour ça qu’ils nous détestent dans notre village, c’est pour ça qu’on a tant d’ennemis, c’est pour ça que papa reçoit toujours des menaces !

Devant moi, mes parents agissaient normalement. Ils continuaient de dormir dans la même chambre, sur le même lit, pour que je ne soupçonne rien, pour que je ne sente rien.

*

Quelque chose vibre en moi. Une effervescence de peur et de terreur germe dans mon ventre, grimpe jusqu’à ma face et frissonne dans mes tempes. Je m’arrête un peu pour m’assurer que mes yeux ne mentent pas, que l’image sur mes rétines ne me trompe pas. Ensuite je cours. Je cours à toute vitesse. Les oeufs m’échappent, s’envolent, s’écrasent contre le sol. Le pot de Nutella se brise, se disperse en particules. Je lâche les sacs et je continue à courir.

Mes pieds se perdent sur l’asphalte, se crispent dans le vide alors que j’essaie d’imaginer ce qui s’est passé pendant la dernière demi-heure. Un court-circuit ? Non… C’est plutôt quelqu’un qui a tout déclenché ! 5

Arrivé devant la villa, j’entends la détonation d’une fenêtre, les hurlements d’une vieille femme en pleurs, les pleurs de petits enfants près de ma demeure. Les pompiers sont déjà là et, comme s’ils combattaient l’Hydre de Lerne, essaient d’apaiser les flammes fougueuses.

Les voisins se bousculent, portent tous des seaux en main. Certains les remplissent des robinets de notre jardin ; d’autres chez eux pour ne pas perdre du temps. Ah, les acteurs hypocrites…

Je me tiens devant la villa et scrute les feux qui mangent la porte, les murs, les balcons : elles mâchent le bois, massacrent les pierres, extirpent le béton.

Je pense à mes parents, s’ils se débattent encore, ou s’ils sont déjà morts. Et, d’une voix balafrée, j’explose :

– MAMAN ! PAPA !

Quelques voisins se retournent, se précipitent vers moi et me demandent :

– Mais Théo ! Comment as-tu pu sortir ? Et où sont tes parents !

– Lâchez-moi, sales cupides bbb… bolosses ! Vous auriez vvv… voulu que je sois dedans, je le sais, moi !

Je me déteste lorsque je bégaye. Il y a une phrase dans ma tête que je veux bien dire, mais après je l’oublie ou l’écorche. Les autres l’aperçoivent. Ils ont une conscience et sentent tout, voient tout, entendent tout. Certains s’en moquent ; d’autres ne disent rien mais je sais qu’ils ont pitié de moi. Avant, je n’étais pas comme ça, je ne l’avais jamais été.

Les voisins essaient de me consoler, en me lançant des phrases que ma tête refuse d’écouter, quand, soudain, une fille blonde de mon âge, que je connais à peine, se fraie un passage entre eux et me dit :

– Théo…

– Les sss… salauds ! Ils ont tué mes parents ! Éloignez-vous tous !

– Théo, arrête. Il se peut qu’ils soient encore vivants… Si tu veux les sauver, tu n’as qu’à nous aider.

Agenouillé, j’essuie une larme. La chaleur embrase ma face. Pendant une minute, je ne bouge pas, les yeux accrochés au spectacle. Autour de moi, des étincelles s’étalent, virevoltent puis s’éclipsent dans le néant.

– Vas-y ! me dit la jeune fille. On peut encore les sauver !

– On… on peut encore les sauver, oui !

6

Les habitants du village se rassemblent, se tiennent en plusieurs queues de différents angles. Ils font passer les seaux de l’un à l’autre, s’écrient pour se dépêcher le maximum possible. Je me lève. Je me tiens en avant. Je reçois un seau. Je lance un premier. Un deuxième. Un troisième. Et à chaque fois que l’eau ruisselle devant mes yeux, des fragments d’images sont ressuscités. Une mosaïque incomplète que je tente de compléter. Des morceaux de puzzle perdus dans un chaos qui se retrouvent, s’enlacent.

L’image de la cuisine. Je lance de l’eau. Puis le son d’une querelle. Je reçois un seau. On lui dira tout demain, il comprendra. Bordel, je serai libre de toi ! Je lance de l’eau. Un briquet que j’ouvre. De petites bougies que j’allume. Que je distribue dans la maison, sur les escaliers, près de la chambre close de maman et papa. Oui, comme ça, c’est bien. Je reçois un seau. Super. Je lance de l’eau. L’image d’une bouteille de gaz, de son tuyau que je coupe. Je reçois un seau. Je prends de l’argent, j’ai faim. J’aime les crêpes. Le matin, maman a dit qu’il n’y avait plus d’oeufs, de Nutella et d’autre chose dont je ne me souviens plus – j’ai du mal à me rappeler des choses. Je lance de l’eau. Qu’elle sortirait bientôt pour aller les acheter. Je reçois un seau. Toi, tu restes ici. Je ferme la porte. Ta punition n’est jamais encore finie ! J’entame ma promenade. Quand je reviendrai, je réveillerai maman pour qu’elle me fasse des crêpes. Maintenant, il faut la laisser se reposer.

Je lâche le seau.

Je sens les parcelles de mon visage se déchirer et mes iris fondre. Je tousse. Le mugissement des flammes s’amplifie. Quelque chose dans ma tête retentit. Il y a une distorsion. Un son ambigu qui prend naissance. Un bruit aigu. Très aigu.

J’aperçois soudain une flamme me sourire, une belle flamme, une douce flamme ; on dirait une nymphe gracieuse.

– Approche, me dit-elle. N’aie pas peur, petit.

Je la fixe, abasourdi. Sa chevelure ondule. Ses mains oscillent. Le clair de lune miroite sur son corps pur, sur son corps puissant et vient glisser sur la surface de ma face.

– Allez, mon cher enfant, donne-moi la main… Tout ira bien…

Derrière moi, des voix m’interpellent.

J’entre.

Je tourne la tête de gauche à droite, cent quatre-vingts degrés. Désormais, toutes les flammes m’appellent à tout abandonner, m’invitent à tout oublier. 7

J’avance.

Mes tempes se détendent. Mes joues se dessèchent. Mes douleurs se déchargent et mes angoisses se relâchent.

Doucement, les flammes m’étreignent, s’infiltrent dans mes pores, s’incrustent dans mes cellules.

Je sens leur tendresse.

Je sens leur douceur.

Je sens leur froideur.

Elles me caressent et me chatouillent.

J’entends soudain les cris de mes parents.

Je ferme les yeux.